Œuvres complètes de Jean Ray, tome I
par Jacques VAN HERP


       Portrait d'une page dans Match, interview à Lectures pour Tous et dans Les Lettres Françaises, un film en projet sur Harry Dickson, un autre sur La Cité de l'Indicible peur, présentation à la Maison des Ecrivains Belges, ce bastion académique, N. Henneberg citant Jean Ray comme voyant et prophète dans Le sang des astres, Béjart montant La bague, ballet tiré des Contes du Whisky, c'est la gloire et méritée. Une chose me gêne dans ce concert, on n'y souffle mot de Mystère-Magazine ou de Fiction, revues sans lesquelles rien de ceci ne serait arrivé, car le public de Jean Ray fut créé, imposé par elles, ce dont tous ses amis les remercient.
       Et voilà le tome 1 de ses Œuvres complètes. Complètes ?... Disons réunion de ce qui fut signé Jean Ray, écrit en français, et qu'il est possible de retrouver. Car nous ne verrons pas trace de Terre d'aventures, ni de cette pièce écrite en collaboration avec un médecin gantois, et donnée au Grand Guignol en 1914. Nous aurons droit à un échantillon de Harry Dickson, mais pas de John Flanders, et l'on ignorera le Jean Ray auteur de romans de S. F. Pas trace non plus de ces contes publiés en 1931 dans Weird Tales, et directement écrits en anglais. Mais n'en tenons pas rigueur aux éditeurs. Comment en effet retrouver des textes dont l'auteur a détruit le manuscrit, et ne sais lui-même ce qu'ils sont devenus ? Il reste bien du travail aux chercheurs du futur. (Et n'oublions pas qu'en flamand Jean Ray a usé d'au moins une trentaine de pseudos, tous différents). Grâces soient donc rendues à Laffont, point n'est encore besoin de fouiller les tas de vieux papiers pour ramener des exemplaires en loques. Voici trois précieux recueils de contes : Le livre des fantômes, où Jean Ray se confesse partiellement, Les cercles de l'épouvante, et La cité de l'indicible peur.
       La cité, bien que roman, n'en a que l'apparence. L'entrée en matière, 'ils' est déjà le poème de la grande peur anglaise, qui circule au cours des âges et s'abat sur la petite ville d'Ingersham, peuplée de personnages à la Dickens. Il suffit de l'arrivée d'un ancien constable, le plus coi de tous les hommes, calligraphe et secrétaire du commissaire, pour qu'aussitôt cliquètent tous les squelettes ensevelis dans les armoires. Chacun prend peur, les monstres s'éveillent, et l'on tue, affolé par la panique toute puissante. Pas de fantastique réel en ces contes juxtaposés, mais à sa place un fantastique oblique, tout intérieur, plus inquiétant peut-être, car dévoilant le secret des âmes.
       Cette veine réaliste est bien dans la ligne de l'auteur, qui l'épancha librement dans les récits signés John Flanders, imprimés par des moines, et dont des fragments sont passés dans La cité, comme un conte du n°168 de Harry Dickson, L'ombre de minuit quarante-cinq. Car Jean Ray, sous ses multiples masques, marque tout de sa griffe.

       Les deux autres recueils rassemblent des contes "écrits sur n'importe quoi, des chiffons de papier, des avis mortuaires, des factures impayées ; n'importe où, en mer, en attendant un train, au café, mais jamais au b..., là j'avais autre chose à faire" (1). Voici la liste des nouvelles qui y figurent (en gras celles qu'on avait déjà pu lire dans Mystère-Magazine ou Fiction).
        LE LIVRE DES FANTOMES : Mon fantôme à moi, Maison à vendre, La choucroute, M. Wohlmut et Franz Benschnelder, La nuit de Pentonville, L'histoire de Marshall Grove. La vérité sur l'oncle Timotheus, Ronde de Nuit à Koenigstein, Le cousin Passeroux, Rues.
       LES CERCLES DE L'EPOUVANTE : La main de Goetz von Berlichingen, L'assiette de Moustiers. Le cimetière de Marlyweck, Le dernier voyageur, L'homme qui osa, Durer l'idiot, L'auberge des spectres, L'histoire du Witlkh, Le miroir noir.

       Un grand nombre d'entre elles étant déjà connues de nos lecteurs. point n'est besoin d'en démontrer le mécanisme, récit d'un témoin le plus souvent, utilisation des brumes, des villes nordiques avec leurs étroites ruelles et les façades à pignon où se dissimulent les fantômes. Là se déploient les mondes intercalaires, les puissances noires, les vengeances exercées par les morts et sur les morts.
       Les plus remarquables sont, à mon sens, La choucroute avec cette halte mystérieuse, en pleine nuit et son bar dont toutes les bouteilles sont autant d'énormes gemmes. Et surtout les trois contes Le dernier voyageur, Le miroir noir, et l'admirable Vérité sur l'oncle Timothéus où circule la mort personnifiée, la force toute puissante qui courbe les dieux mêmes sous sa loi. Et pourtant dans Timothéus le héros la saisi: à la forge, la plie, la vainc, devient son assistant, participe à la puissance, et sera là quand se verra la fin des dieux. Il y prêtera même la main.
       Car il est remarquable que les personnages de Jean Ray se modèlent sur leur créateur, ils affrontent le danger et le surnaturel avec des yeux clairs, ils connaissent la peur, mais ils la matent, et peuvent se trouver vaincus, mais non brisés.
       On a dit de cette oeuvre étrange d'un des grands écrivains de notre temps : "Elle est avant tout une leçon de courage." C'est vrai.

Œuvres complètes de Jean RAY, tome 1 : Le livre des fantômes, Les cercles de l'épouvante, La cité de l'indicible peur : Laffont, 18 F. 55.



(1) Pour citer Jean Ray lui-même, se présentant à un public choisi d'académiciens, de futurs académiciens et de dames assidues des thés littéraires...


© Jacques VAN HERP, reproduit avec son autorisation.



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