La Cité de l'indicible peur, de Jean-Pierre Mocky
par Jean-Pierre ANDREVON


       La Cité de l'indicible peur, réalisé en 1964 par Jean-Pierre Mocky d'après le roman homonyme de Jean Ray, avait été pour sa sortie rebaptisé par les producteurs La Grande frousse : titre bien français (1) qui alliait une grandeur elle aussi fort nationale à une expression familière fleurant bon l'Audiard... Le goût du terroir plus le reflet de la Vème, voilà qui semblait appeler le succès, les épaules de Bourvil aidant. Mais le succès ne vint pas. Le public bouda le film, la critique l'esquinta : ici même, notre bon maître Dorémieux déclarait être sorti de la projection consterné (2).
       Ce film sans doute venait trop tôt : Bourvil n'était pas encore parti en Grande Vadrouille, Jean Ray, à peine mort, n'était connu que des amateurs, Mocky n'avait pas l'auréole que Solo et L'Albatros lui conféraient plus tard, et le fantastique n'attirait pas les foules. Si ce dernier point n'a guère changé, la mort de Bourvil, le refroidissement des cendres de Jean Ray et la montée de Mocky au firmament des valeurs reconnues sont probablement des facteurs qui ont pesé lors de la récente resortie du film. Car, en 1972, La Cité de l'indicible peur (nanti de son titre d'origine) marche relativement bien. La critique elle-même (3) porte le film aux nues. Certes, elle ne parle plus beaucoup de Jean Ray, mais j'y verrais plutôt une note positive : l'odeur de sacrilège qui avait, en 1964, saisi ces messieurs à la gorge s'est évaporée, et les jugements y gagnent en sérénité.
       Un point pourtant restera pour moi obscur : c'est la valeur de ce nouveau montage que l'auteur a effectué sur son oeuvre, car je n'en avais pas vu la première version. Par un rare degré de conscience professionnelle, j'ai cependant, avant de me lancer dans la rédaction de cette notice, soumis à un interrogatoire impitoyable quelques amis ayant vu les deux versions. Hélas, en six ou sept ans les souvenirs s'estompent, et ces faux frères avouèrent ne pas avoir noté de différences bien sensibles...
       En somme, ce ne serait pas le film qui a changé, mais le public et les critiques. Personnellement, en tous cas, je n'ai pas frémi une seule seconde devant ce qui serait un forfait perpétré contre Jean Ray ; car peut me chaut qu'un film "trahisse" le bouquin et l'auteur qui sont à sa source, pourvu qu'il soit bon...
       A ces deux questions : y a-t-il trahison ? est-ce bon ?, je vais maintenant répondre avec une brièveté qui ne m'est pas habituelle. (N'est-ce pas ?)
       Le film de Mocky, dans ses grandes lignes, suit fidèlement la trame du roman de Jean Ray : un inspecteur de police (ici retraité, là en activité, et, de Triggs, devenant Triquet) arrive dans une petite ville de province où il est confronté à différents mystères et à plusieurs meurtres, qui semblent avoir une origine fantastique mais se résolvent de façon toute prosaïque et très terre à terre. Il est important de rappeler cela aux officiants du culte de J.R. : La Cité de l'indicible peur est un roman policier à la Steeman, qui ne contient aucun élément surnaturel, à part des digressions bien dans la manière de l'auteur (une introduction, des récits dans le récit) mais qui n'interviennent pas dans l'intrigue proprement dite. Il n'y a donc pas trahison au niveau du scénario.
       Au niveau de la mise en scène, il est bien évident que Mocky a fait du Mocky, et non du Jean Ray : l'eût-il fait qu'il serait tombé à côté, comme le premier Kümel venu. Mocky a donc fait du Mocky, c'est à dire que tout son film fonctionne sur un comique de personnages (et mieux, d'acteurs : toute la galerie des premiers et seconds rôles de la "famille" Mocky est présente, plus quelques has been comme Rouleau ou Barrault) qui ont un numéro à faire et le font. Mais le roman était déjà cela : une galerie de portraits qui apparaissent par la porte des chapitres pour disparaître, après quelques pirouettes, par la fenêtre des assassinats.
       Et ce comique porte la marque de son auteur : il est lourd, grinçant, "vulgaire" (je tiens aux guillemets). On aime ou on n'aime pas. Il serait trop long ici de tenter une approche sérieuse (!) de cet humour. Mais disons qu'il ne vaut et ne tient que par la gueule de ces portraits, qui tous, avec un schématisme voulu, sont caractérisés par un ou plusieurs tics.
       Si le secrétaire de mairie Barrault ou le voyeur Francis Blanche restent anodins, si Bourvil (qui sautille en courant et pousse de petits hurlements de louveteau en goguette) n'est pas plus inspiré ici qu'ailleurs, le gendarme efféminé -ou simplement coquet- qui ne cesse de produire des bruits de baiser (Jean Poiret), le médecin alcoolique qui trouve toutes les morts "naturelles" et recommande au gendarme de quitter son képi "s'il ne veut pas devenir chauve" (Victor Francen), ainsi que le maire Raymond Rouleau (notabilité centriste ou UDR au sourire figé sur un dentier trop étincelant pour être honnête) qui ne peut conclure ses phrases que par un petit "quoi ?" insolite qui favorise le quiproquo, sont des figures qui restent en mémoire. Enfin, il ne faut pas oublier toutes les silhouettes savoureuses de second plan, toutes membres de la famille Mocky, en tête de laquelle je mettrais Jean-Claude Remoleux, monolitique et ahuri comme toujours, et de sucroît enveloppé ici d'une cagoule transparente, comme un énorme jambon sous cellophane...
       Bref, j'ai bien ri. Et je ne pense pas que ce rire, qui venait des tripes, soit offensant pour l'absente mémoire de Jean Ray, lequel ne manquait pas d'humour lui-même. Certes, le film de Mocky a une construction tout à fait informe qui fleure bon l'improvisation décontractée (mais le bouquin de Ray est également fort décousu), certes les acteurs sont livrés à eux-mêmes (mais à un tel point que les tics et les typages atteignent à une forme d'absurde qui paraît en fin de compte concerté), certes, La Cité a l'ait d'avoir été réalisé par une équipe de soûlards au dernier degré de la cuite.
       Et puis après ? Moi j'ai bien aimé, et je ne voudrais pas que ceux qui n'aiment pas en dégoûtent les autres.
       Mais j'étais peut-être ivre moi-même ?


(1) C'est une mésaventure dont Mocky est familier : plus récemment, Le tube était retitré La grande lessive, toujours pour rester dans la grandeur mais pour y ajouter des enzymes.

(2) Voir Fiction n°132.

(3) la critique non spécialisée, bien entendu. Car où est "spécialisée", sinon ici même, depuis que Midi-Minuit et L'Ecran fantastique se sont mis en veilleuse ?


© Jean-Pierre ANDREVON, reproduit avec son autorisation.



Retour à la page Jean Ray dans Fiction.
Retour au Cahier critique.
Retour à la page de l'adaptation de La Cité de l'indicible peur.