Alain Dorémieux (1933-1998) a été pendant longtemps le rédacteur en chef de la revue Fiction et à ce titre, a contribué à lancer plusieurs auteurs de science-fiction français devenus professionnels par la suite. Mais c'est comme anthologiste qu'il aimait le mieux se définir; c'est ainsi que de 1968 à 1980, il a dirigé aux éditions Casterman une collection où il a lui-même réalisé une quinzaine d'anthologies mêlant SF et fantastique. Il s'est également distingué comme nouvelliste et traducteur.


Jean Ray défiguré
par Alain DOREMIEUX


       Jean Ray est mort à temps pour ne pas voir le film tiré de sa Cité de l'indicible peur -et on est heureux pour lui qu'une telle épreuve lui ait été épargnée. Nous étions quelques-uns, amis de son oeuvre, dans la petite salle où avait lieu une projection privée, et nous en sommes sortis atterrés, nous refusant à saluer le responsable de cette mauvaise action : M. Jean-Pierre Mocky, présent à côté de nous.
       Monsieur Mocky, je m'interroge -et vous interroge par la même occasion. Vous qui n'avez jamais montré qu'un certain talent, fait de sarcasme, pour exprimer l'abject ou le vulgaire, pour étaler votre mépris de l'humanité en tirant les ficelles de pantins grimaçants, qu'est-ce qui vous a poussé à vous attaquer à Jean Ray ? Jean Ray avait de la chaleur, de la santé, l'amour des êtres et des choses, un romantisme robuste, une gaillarde truculence -toutes choses dont vous êtes dénué, dont à l'extrême vous ne pouvez offrir qu'une caricature. Dirons-nous en revanche que, malgré votre sécheresse de coeur, vous possédez la fibre du fantastique ? A vrai dire, rien ne vous y prédispose. Et si l'on pouvait vous accorder quand même le bénéfice du doute, nous savons à quoi nous en tenir, maintenant que nous avons vu votre film.
       Quoi qu'il en soit, avec cette outrecuidance et cette inconscience qui caractérisent les gens de cinéma, vous avez décidé, au niveau qui est le vôtre, de vous approprier ce géant qu'est Jean Ray, de le rapetisser à vos mesures et de le transformer selon votre optique. Rassurons-nous: il en faut davantage pour l'entamer ; il sort de là intact et peut-être même encore grandi, votre film glissera sur son oeuvre car celle-ci est faite pour durer et la vôtre pour être oubliée.
       La Cité de l'indicible peur est un étrange roman, inclassable comme tout Jean Ray, tissé d'anecdotes bizarres et d'évocations macabres, avec une galerie de personnages pittoresques à la Dickens comme il les affectionnait; c'est le livre à bâtons rompus d'un maître conteur qui s'amuse à faire peur, un livre grouillant, prodigieusement vivant et animé, mélange d'humour jovial et de poésie surnaturelle, avec une touche de roman policier en guise de coquetterie finale. Pour tout dire, un livre inadaptable, à moins d'être quelqu'un de sacrément doué. Est-ce votre cas, Monsieur Mocky ? Mais il est vrai que, pour vous, la difficulté n'existe pas. C'est tout simple d'adapter un livre : on se contente de le trahir, et c'est plus facile après tout de faire du Mocky que de respecter Jean Ray.
       Pour commencer, l' "indicible peur", il est évident que ça ne va pas. Un titre, c'est fait pour être commercial. Qu'à cela ne tienne votre film s'intitule La Grande frousse. Cette dépoétisation et cette dépersonnalisation vulgaire suffisent déjà à résumer votre entreprise. Quant au contenu, l'insolite inquiétant, le burlesque en sourdine, la poésie de la peur, tout cela qui faisait la matière du roman, il n'en reste rien. Il reste des plaisanteries de commis-voyageurs, une intrigue étriquée, une peinture sans ambiance et des numéros d'acteurs dans la pire tradition du cinéma français d'avant-guerre. Un fatras de sottises gesticulantes, le tout désespérément au ras du sol, sans une once de souffle et de légèreté, sans un moment d'inspiration vraie. Mais à vrai dire, on ressent tant de honte, en souvenir de Jean Ray, à parler de votre film que le mieux à faire est de ne pas insister.
       Et pour couronner le tout, vous avez entraîné dans cette galère quelqu'un que nous aimons bien ; un jeune auteur qui a collaboré à votre adaptation et se voit donc lui aussi, aujourd'hui, rabaissé au rôle de fossoyeur de Jean Ray. Nous tairons son nom par pudeur, car c'est bien assez qu'il figure au générique, et nous souhaiterons voir à l'avenir son talent, qui n'est pas mince, être employé à des besognes moins indignes de lui.


© Succession Alain DOREMIEUX



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