Les Contes du Whisky, par Jean Ray
par Jacques VAN HERP
Publiés en 1925, à la Renaissance du Livre, Les Contes du Whisky sont
la première oeuvre de Jean Ray dont il nous est possible de trouver trace.
Ils furent conçus "lors des veillées à bord des caboteurs baltes, nés
dans le vent et la salure, dans la fumée des ports et des gaillards
d'avant".
Dans aucune autre oeuvre on ne respire, autant qu'ici, l'iode et le
sel des lames. Car, quoiqu'en pensent, quoiqu'en veuillent insinuer
d'aucuns que la légende gêne, qui désirent transformer Jean Ray en
individu falot, menteur, mythomane, trompant à longueur de journée ceux
qui l'entouraient. Jean Ray fut bien l'homme de sa légende. Et les preuves
ne manquent pas.
Il y a ceux qui l'ont connu : Madame Daskalidès qui le rencontra à
Athènes et à Stamboul vers 1920 ; il y a cet étonnant personnage,
rencontré dans la ville chinoise de Singapour par un de mes amis, Robin
Cotton. Officiellement domicilié à Suva, auteurs de biographies d'aventuriers
et de pirates, il vit, à plus de quatre-vingts ans, à bord de son navire.
Il entretint mon ami de sa jeunesse, de cette époque, d'avant 1914, où
il naviguait dans les mers du Sud en compagnie de trois compagnons,
devenus écrivains par la suite : l'Anglais De Vere Stackpoole, l'Egyptien
Messalim Hadj, et un Flamand, un John Ray, devenu auteur de romans
policiers, de romans fantastiques et d'ouvrages pour enfants.
Il y a aussi cette présentation dans le numéro du 15 juillet 1925 de
la Revue Belge, parlant de sa fréquentation de la Rum-Row, et celle du
1er avril de la même année, annonçant son départ à bord d'un morutier
partant pour l'Islande. Voilà qui cadre mal avec l'image qu'on veut donner
du sédentaire n'ayant jamais quitté Gand.
Puis il y a ces preuves indirectes, tirées de l'oeuvre : le seul nom
d'écrivain paraissant dans Harry Dickson est De Vere Stackpoole : la
seule fois qu'un lion de cirque apparaît, il se nomme Champion, nom
que Jean Ray revendiquait pour son lion. On a voulu que, là également,
il ait inventé, mais ceux qui, en septembre 1965, virent le film consacré
par la Télévision Belge à Jean Ray purent le voir, à 76 ans, dans la
cage aux lions, et, de l'avis du dompteur, Jean Ray avait manifestement
l'habitude des fauves.
Ses premiers textes en néerlandais portent trace de nombreux germanismes,
germanismes du langage usuel, comme il peut résulter d'une longue
fréquentation. Or, Jean Ray affirme avoir navigué à bord de navires
allemands et avoir recruté pour ses navires contrebandiers d'anciens
sous-mariniers de la guerre de 1914.
Enfin, il y a ce fait qui m'est arrivé. J'ai écrit, en compagnie d'un
vieil ami, un roman maritime dont le navire était un brick, puis, avant
de recopier le manuscrit, nous avons transformé le navire en un "schooner",
jugé plus "commercial". Je porte le texte à Jean Ray, il le lit et soudain
me harponne : "Mais qu'est-ce qui t'a pris ? Ca, un schooner ! Mais
c'est la manoeuvre du brick ! Jamais un schooner n'a eu pareille
voilure !..."
Maintenant, que Jean Ray ait souvent menti, je n'en doute pas, et je
suis bien certain qu'il a aimé se moquer de ses concitoyens. Il a raconté
bien des histoires de brigands, effroyables, énormes, destinées à faire
sursauter les bourgeois bien-pensants. Il suffit de reprende le numéro
126 de Fiction où Van Hageland rapporte comment Jean Ray déclarait
avoir voulu prendre la place du bourreau de Canton. Cela, il le racontait
à un dîner dans l'abbaye d'Averdobe. Et je vois d'ici se plisser de
malice son oeil oblique devant les têtes suffoquées ou semi incrédules
de ses compagnons de table.
On comprend que certains, qu'il se plaisait à choquer, tentent de le
ramener à de plus modestes proportions.
Que dire maintenant des contes ? Que Jean Ray s'y révèle déjà avec tout
son talent descriptif. Dans chacun se retrouvent l'odeur du brouillard
des chambres moisies, les reflets luisants de l'eau du canal, des
darses désertes battues par le vent, le claquement des pas dans les
ruelles pluvieuses des jours de dèche, les sirènes hurlant dans la
brume lointaine, le halo d'or des réverbères, les tavernes capitonnées
de chaleur tiède.
Dans ce décor de vieux ports hanséatiques, dans l'ombre étroite des
rues à pignons, passent des matelots ivres, des prostituées, d'étranges
orientaux aux étranges pouvoirs, des vieillards rapaces et des usuriers.
Les portes des bouges, soudain ouvertes, laissent fuir dans la nuit
ceux qui partent avec des regards hallucinés, car dans cet univers la
peur et l'intuition sont les seuls guides, la raison n'est qu'un débile
instrument, plus propre à perdre qu'à sauver. C'est l'univers des choses
qui tirent vengeance et s'animent dans la nuit : une horloge, une bague,
une main coupée.
Seulement, Jean Ray débutant a reculé devant l'évocation entière et
dans subterfuge de son univers. Irish Whisky est une réussite parfaite ;
les autres ne sont le plus souvent que des esquisses, des brouillons
annonçant les oeuvres de la maturité (Etant entendu que de tels brouillons
feraient la fortune de bien des auteurs). Jean Ray traite même, et pour
la seule et unique fois, le thème du vampire avec Le Gardien du cimetière.
On sent trop que l'auteur se méfie, qu'il n'ose pas livrer crûment le
fantastique à son public, qu'il recherche le biais de l'hallucination
et de la folie. Et de fait, sur vingt-sept contes, onze seulement sont
fantastiques, et les trois-quarts s'emplissent d'une poésie des bas-fonds
et des bouges.
Jean Ray semble hésiter sur la voie à choisir : sera-t-il auteur fantastique
ou réaliste ? Pour l'instant, il semble opter pour la voie réaliste et
commence les premiers Contes de la Rum-Row qui paraissent en 1925 dans la
Revue Belge. Mais, la même année, il part pour cette croisière vers l'Islande,
et en revient avec le Psautier de Mayence qui paraîtra dans la même revue
sous la signature de John Flanders. Et ce sera La Croisière des Ombres, dont
les trois récits, manquant jusqu'à présent, ont été joints à ce volume des
Contes du Whisky : Le Bout de la rue, La Présence horrifiante et Mondschein-Dampfer.
Si La Présence est un Jean Ray assez ordinaire, les deux autres récits sont
parmi ses meilleurs, et tous deux exploitent le même thème, qui plus jamais
ne sera repris : celui du pacte avec le démon.
Dans Mondschein, au cours d'une orgie sur la Mügelsee, le narrateur perd sa
maîtresse. Un Méphisto d'opérette sorti du groupe des masques offre de la lui
ramener pour jamais. Dans le tumulte, l'orgie et l'ivresse, le héros signe,
par lassitude. La femme lui revient, il la perd une seconde fois, elle s'est
noyée, son corps doit être perdu sous les algues du lac. Mais il la retrouve
vivante, attentive : seulement elle a le regard de l'Autre.
Convaincu de la réalité du pacte, le narrateur conserve cependant l'espoir,
Einstein vient de briser un savoir riche de trente siècles d'empirisme, alors
si ce qui semblait inébranlable comme les vérités d'Euclide a été jeté bas,
pourquoi s'abandonnerait-il à l'abîme ? Attitude très caractéristique des
héros de Jean Ray, pour qui l'au-delà, le surnaturel, sont des périls fort
grands sans doute, mais que l'on affronte, et dont parfois l'on triomphe.
Le thème ici apparaît à visage ouvert. Il n'en va pas de même avec Le Bout de la
Rue, que je tiens pour l'un des meilleurs récits de Jean Ray, d'une construction si
savante qu'elle paraît décousue. Tout y est allusif : au lecteur de faire les
recoupements, de déchiffrer le sens de ces indications jetées au hasard.
D'abord une conversation entre deux miséreux : "Il me restera Jarvis et
l'autre bout de la rue...". Puis l'histoire de l'Endymion, ce cargo insolite,
mi-voilier, mi-vapeur, qui, sur la côte de Guyane, chargea cette étrange chose
qui tord la tête de ses victimes... Ensuite, la découverte, dans une taverne
de Jarvis, où l'on boit gratis, sans jamais être ivre : "L'ivresse reste à
la porte, sur le trottoir, comme une malheureuse femme qui attend le père de
ses enfants, et elle pleure sur nous [...]. Chacun pense à l'énorme désespérance
qui pousse le voisin. Car chacun a suivi, sous la pluie, cette forme
fantômale, courbée et lasse qu'était sa destinée". Ceux-là un jour s'embarquent
sur l'Endymion. Et plus tard, bien plus tard, on les retrouve, la peur vit
dans leurs yeux, la peur des jours qui passent, de tout ce qui les faisait
jadis superbement rire : "Parce que cela c'est la mort. Pour vous une route
s'allonge derrière la voile. Vous êtes allés à l'autre bout de la rue".
Les Contes du Whisky par Jean RAY : Editions Gérard, collection "Marabout Géant", 3,40 F.
© Jacques VAN HERP, reproduit avec son autorisation.