Malpertuis, par Jean Ray
par Jacques VAN HERP


       Ce roman a été composé au fil des années, dix ou douze ans peut-être, au fil des nuits et des voyages, par toute la terre. J'écrivais, jetais, brûlais, puis les ciseaux et le pot de colle entraient en jeu sur les survivants. C'est un vrai costume d'arlequin, car je suis incapable de donner un premier jet.
       Le cadre est venu d'abord, comme toujours chez moi. Malpertuis est une grande, vieille, sinistre maison de la paroisse Saint-Jacques, à Gand, et à côté d'elle, rue du Vieux-Chantier, une boutique de couleurs et vernis, tout à fait curieuse, tenue par un bonhomme tout aussi curieux, surnommé la Chèvre. Les autres cadres se situent un peu partout, les uns dans le vieux Gand, pas mal dans le Hanovre, à Hambourg et Hildesheim. L'abbaye est celle d'Averbode, en Campine.
       Nancy est ma soeur, une jolie fille qui se foutait du tiers comme du quart. Elodie, c'est la servante qui m'a élevé, me rossant trois ou quatre fois par jour, et que j'aimais bien. Les Euménides sont trois vieilles demoiselles, dont la plus jeune n'était pas mal du tout, qui tenaient une petite confiserie. Elles devenaient terrifiantes quand les gamins venaient les ennuyer. On les appelait les Choutz. Philarète, ou plutôt Philariaan de son vrai nom, était un taxidermiste habitant près du Ham, au milieu d'une sorte de jachère, une épouvantable maison en bois.
       Puis j'ai rassemblé tous ces éléments, épars dans l'espace et le temps, dans
Malpertuis, et pour les faire revivre j'ai fait appel au fantastique. Les Barbusquins sont une invention d'Elodie pour nous faire peur, mais je ne sais trop s'ils n'ont pas réellement existé. L'abbé Doucedame, je le vois très bien, il n'avait rien d'un prêtre maudit, c'était un vieux petit conventuel, gourmand et amusant.
       Voilà les éléments de
Malpertuis. Je n'ai pas d'imagination, quoi qu'on en dise. Si mon imagination n'est pas sollicitée par un fait, je reste impuissant. (1)

       Ainsi, à l'en croire, Jean Ray n'a pas d'imagination. Et "Malpertuis" s'ouvre dès les premières pages sur cette étonnante vision d'Anacharsis :
       ...Il vit des formes flotter sur les chaperons du rocher. Elles avaient de repoussantes attitudes humaines et étalent, pour la plupart, géantes au-dessus de toute comparaison .
       ...Immobiles toutes, elles fixaient le ciel tourmenté, figées en un horrible désespoir.
       Des cadavres, dit-il en un sanglot, des cadavres grands comme des montagnes !
       Et, avec terreur, il détourna ses regards de l'une d'elles qui, malgré sa formidable immobilité, restait empreinte d'une majesté indescriptible.
       Une autre ne flottait pas mais faisait corps avec le roc. Elle était tordue d'angoisse et d'inhumaine souffrance, son flanc béait comme une caverne et elle seule paraissait avoir gardé d'affreux frissons de vie et de mouvements.


       Cette vision, où tournait le souvenir d'anciennes théogonies, ne doit rien au réel. Sans doute l'imagination de Jean Ray use de ses souvenirs, mais à la manière d'un tremplin. Elle ne se meut que plus à l'aise dans un univers qui est bien le sien, où les entités inconcevables sorties des gouffres obscurs ne sont qu'une facette complémentaire de la réalité, "car tout finit par être vrai". Mais l'homme dans un tel univers n'est pas un être peureux ou écrasé. Il peut affronter les forces inconnues qui l'entourent, les contempler d'un oeil calme ; la peur qui étreint ses entrailles ne gagne pas son cerveau car il est l'égal de tout ce qui l'entoure. Si l'homme est vaincu, ce n'est pas par impuissance naturelle, mais faute d'avoir compris. parce que la tension de son esprit s'est relâchée, parce qu'il n'ose pas utiliser ce qu'il sait.

       Malpertuis est une part de cet univers, et la plus importante. "Avec ses énormes loges en balcon, ses perrons flanqués de massives rampes de pierre, ses tourelles crucifères, ses fenêtres géminées de croisillons, ses sculptures grimaçantes de cuivres et de tarasques, ses portes cloutées", elle est un lieu géométrique où s'agitent, belles ou pitoyables, des ombres humaines captives : Jacques Grandsire, sa soeur Nancy, Euryale sa cousine, Elodie la bonne qui l'a élevé, les soeurs Cormélon, et une poignée d'épaves, de grotesques, Eisengott, le seul qui échappe aux maléfices, et Lampernisse, pitoyable et ridicule fantoche, perdu à la lisière de deux mondes, ayant gardé la semi-conscience de son destin.
       Drame collectif et drames individuels se nouent et se tendent sous l'emprise de Malpertuis. Elle est plus qu'un cadre, plus qu'un point de tangence entre deux mondes. Ce décor impensable est un acteur du drame, un personnage en soi, peut-être animé par la volonté du mystérieux oncle Cassave, mort en murmurant : "Mon coeur dans Malpertuis... pierre dans les pierres..."

       La maison enferme les personnages, les accable de sa puissance obscure. Elle semble se déformer de jour en jour, s'étirer chaque nuit, compliquant le dessin des escaliers interminables, multipliant les chambres vastes comme des chapelles, les souterrains, les longs greniers déserts emplis de vies furtives, les corridors de longueur démesurée, où Lampernisse mène un dérisoire combat contre celle-qui-éteint-les-lampes, l'ombre sortie du mur pour écraser les flammes.
       Dès le jour où Malpertuis s'est refermée sur eux, les personnages " animés par la fièvre et la hâte des moutons qui se culbutent aux portes des abattoirs " ne peuvent s'évader de ce cadre étouffant. S'ils fuient, Malpertuis les pourchasse, projette sa malédiction jusqu'aux confins de la terre. Le cauchemar s'éveille ; jour après jour il enlace Jacques Grandsire d'une étreinte silencieuse, fait surgir les monstres et disparaître les vivants, pour le jeter dans le cauchemar de cette nuit de Noël, avec ces statues de pierre et ces bouches crachant des flammes, reculant soudain devant l'irruption victorieuse des Barbusquins fantômes.

       Mais ce cauchemar 'n'est pas régi par la déraison ou l'absurdité ; une logique implacable et froide le gouverne. Jean Ray, qui l'a monté avec toute la diabolique astuce d'un roman policier; débrouille le labyrinthe, trie patiemment, assemble les fragments du miroir noir. Qui s'y penche contemple une réalité si formidable que l'esprit vacille : " Les dieux meurent... Quelque part dans l'Espace flottent des cadavres inouïs... Quelque part dans cet Espace, des agonies monstrueuses s'achèvent lentement au long des siècles et des millénaires. "La charogne divine fondait aux quatre vents de l'espace... "

       L'effrayant mystère de la mort des dieux donne toute son ampleur cosmique du récit, car il trouve son écho dans bien d'autres oeuvres de Jean Ray : La vérité sur l'oncle Timotheus, L'aventure mexicaine (John Flanders), La résurrection de la gorgone (Harry Dickson). La mort des dieux, traînant jour après pur les lambeaux d'une puissance rongée par le temps, pliant la nuque sous la verge de fer de Moira, le Destin, dont la puissance leur, est supérieure, obsède Jean Ray. Et Malpertuis résume. Tout l'univers de Jean Ray le voyant (Jean Ray le Mutant, disait de lui.Ghelderode, qui projetait avant sa mort de lui consacrer un livre).
       Pourtant Malpertuis est un livre démembré, mutilé :
       La première édition parut durant la guerre. J'ai dû laisser tomber une bonne centaine de pages, pour entrer dans le cadre imposé. Je les ai brûlées, je ne les regrette pas. C'était une grande parenthèse, en partie marine, qui trouvait son achèvement "Au Chinois Rusé", au bord de la mer, là où deux yeux pleurent éternellement dans une urne de verre. Outre cet épisode, le drame de Nancy a complètement disparu. Comme son frère elle avait du sang des dieux, reprenait son rang parmi les divinités. Elle paye son audace, comme le fit son amant Mathias Krook.

       Si Jean Ray ne regrette pas ces pages, nous si, car cette version compléterait le diptyque, contant le destin des deux enfants Grandsire, tous deux, surhumains et l'ignorant, tous deux provoquant l'amour et le courroux des dieux.
       Mais Malpertuis est bien plus qu'un chef-d'oeuvre du roman fantastique, sinon même le chef-d'oeuvre du genre. Il n'est pas besoin de solliciter les textes pour y trouver cette leçon de courage qu'un critique signale dans toute l'oeuvre de Jean Ray. Il est aussi une leçon de lucidité :
       Les hommes ont fait les dieux. Ils se sont prosternés devant cette oeuvre immense de leurs mains et de leur esprit, ils ont subi leur volonté, ils se sont soumis à leurs désirs comme à leurs ordres, mais les ont également voués à la mort.
       Voilà pourquoi, à rencontre des héros de Lovecraft, ceux de Jean Ray affrontent le surnaturel sans trembler, le contemplant d'un regard calme, même si leurs corps sont glacés de sueur. Ils savent que la force des fantômes naît de cette peur, et qu'il n'est rien dont l'homme ne soit le maître.
       Ils disent aussi que les hommes ne sont pas nés dit caprice ou de la volonté des dieux; au contraire les dieux doivent leur existence à la croyance des hommes, Que cette foi s'éteigne et les dieux meurent.

       Cela ne sera jamais assez entendu. Les hommes se croient libérés de "l'obscurantisme" qui souvent s'inclinent et adorent de nouveaux dieux créés de leurs mains, oubliant qu'un dieu n'est pas nécessairement une créature de pierre encensée sur un autel. Et il n'est que de regarder autour de nous…
       A propos enfin du style, que Dorémieux me pardonne si je lui emprunte ces lignes parues dans le numéro 18 de Fiction :
       Quant au style, on n'en finirait pas de louer ses ressources suggestives. Ce monde ne nous est rendu parfaitement acceptable que grâce à une langue qui s'y adapte comme par mimétisme et nous en restitue l'envoûtement. Cette langue ruisselle, étincelle, charrie des pépites, les phrases éclatent comme des bourgeons sous trop de sève.

Malpertuis par Jean RAY : Marabout-Collection.



(1) Propos recueillis su cours d'un récent entretien.


© Jacques VAN HERP, reproduit avec son autorisation.



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