Présentation de Jean Ray
(Mystère-Magazine n°41, juin 1951)


       Grâce à l'aimable entremise d'un de nos lecteurs, M. Stragliati dont le goût prononcé pour la littérature policière fantastique et mystérieuse se renforce d'une solide érudition bibliographique, et qui connaît personnellement Jean Ray, nous avons été à même de réunir sur ce singulier personnage une intéressante documentation biographique dont nous sommes heureux de vous faire profiter.
       Comme Maurice Maeterlinck, Charles van Lerberghe, Grégoire Le Roy et Franz Hellens, Jean Ray est originaire de Gand. Il y est né le 8 juillet 1887.
       "Sous le signe noir du Cancer, de même que mon ami Thomas Owen", dit-il. Et aussi sous le signe irrécusable de l'Aventure : son grand-père paternel, - qui épousa une Indienne au cours de ses voyages, - son père, ses oncles, ses cousins étaient marins. Pour l'état-civil, Jean Ray porte un autre nom mais c'est de ses deux prénoms : Jean et Raymond qu'il a tiré son pseudonyme.
       A l'école, il fut, par excellence, - s'il faut l'en croire, - le type même du mauvais élève et du cancre. A dix ans, il sait à peine lire et écrire : il préfère courir les routes pieds -nus ou en sabots, nager comme un poisson, grimper aux arbres et aux mâts, ou bien encore livrer bataille aux autres garnements du Port.
        De guerre lasse, son père le met en pension à Pecq, dans le Tournaisis. Chose curieuse, ses maîtres wallons comprennent sa nature aventureuse de Flamand et ne la contrarient pas. Cependant, un beau jour, il leur fausse compagnie; et on le retrouve à Leith, en Ecosse. Il n'v a plus qu'à s'incliner : il sera marin, comme tous ceux de sa race. Et, dès lors, du voilier Este, en passant par l'Astrologer, - dont le capitaine Müller l'encouragea à écrire, - et par le Fulmar, commence pour Jean Ray une suite d'aventures étonnantes qui le mèneront sur tous les océans. S. A. Steeman, qui le connaît bien, a dit de lui qu'il était "un des derniers pirates" et qu'il ressemblait à "Trader Horn". J. H. Rosny aîné, qui l'aimait beaucoup, prétendait" qu'on s'entendait à peu près aussi bien avec lui qu'avec un tigre en colère". De fait, ses compagnons de bord anglais l'avaient surnomrné "Tiger Jack". On le vit, au temps de la Prohibition, faire la contrebande du rhum, sur la Rum-Row, au large des côtes américaines, et "fréquenter", a écrit Steeman, "les gangsters les plus célèbres". On dit même qu'il serait l'un des mystérieux personnages dont Jean Galmot a parlé dans ce curieux roman qu'est "Quelle étrange histoire..."
        Pourtant, si vous demandez à Jean Ray s'il a vécu, justement, d' "étranges histoires", il vous répondra sèchement : "non", en tirant de sa pipe en terre une bouffée d'âcre tabac de Hollande. Il aime, au reste, assez passer pour un "taiseux"... Mais, s'il se sent en confiance, il devient un éblouissant conteur d'histoires où les souvenirs de l'imagination se confondent, sans qu'il soit possible de discerner leur point de jonction. Et, pour peu que vous l'y poussiez, il vous mènera à la découverte d'un Gand secret. connu de lui seul; d'un Gand spectral où l'énigmatique château des comtes de Flandre, peuplé d'instruments de torture et d'épées de justice, semble sorti tout entier d'un de ses récits; d'un Gand où il s'est fixé (depuis qu'il ne navigue plus), qui a fortement influencé son oeuvre et dont il paraît impossible de le dissocier. En 1905, à dix-huit ans, il envoie aux Annales Politiques et Littéraires un conte : "Le diable est venu me chercher à bord". André Theuriet le lit et écrit à jean Ray. Il l'encourage et lui promet son appui. Mais il meurt deux ans plus tard. Depuis, Jean Ray s'est toujours tenu à l'écart du monde des lettres; et c'est le hasard seul qui lui fit rencontrer J. H. Rosny aîné, Pierre Goemaere, Hans Heinz Ewers et, plus tard, S. A. Steeman et Thomas Owen, dont il a préfacé "Les Chemins Etranges". Blaise Cendrars et Michel de Ghelderode l'estiment infiniment et il le leur rend bien; mais ils ne se sont jamais vus.
        Ses premiers contes, écrits en flamand, paraissent dans des revues flamandes et hollandaises. Par la suite, il collabora également à plusieurs journaux et revues : "Le Journal de Gand", "Le Vingtième Siècle", "La Revue Franco-Belge", "Les Amis du Livre", "Le Mercure de Flandre", "Candide", "Wiener Journal", "Leipziger Tagblatt", "Weird Tales" (de Chicago). Après un premier roman, Terre d'Aventures, dont lui-même avoue ne plus bien se souvenir, il publie, en 1925, Contes du Whisky qui le font connaître presque du jour au lendemain. Ils sont traduits en plusieurs langues : en flamand, par Clovis Baert; en anglais, Par R. T. House; en italien, par Mario Garrea; en japonais, par Fumiko Myata; et en allemand, par Rosa Richter. Cette dernière a publié en français, vers 1925, à Vienne, un opuscule d'environ 70 pages - aujourd'hui introuvable - consacré à "La vie prodigieuse de Jean Ray". Un des Contes du Whisky figure dans l'anthologie Les Maîtres de la Peur, publiée chez Delagrave, en 1927, par André de Lorde et Albert Dubeux. Une nouvelle édition des Contes du Whisky (remaniée) a paru en 1946 à Bruxelles.
        Après un nouvel ouvrage, La Croisière des Ombres, Jean Ray cède pour un temps la plume à John Flanders (dont nous parlerons plus loin) ; puis il la reprend, de 1942 à 1947, pour publier successivement : Le Grand Nocturne, Les Cercles de l'Epouvante, Malpertuis, La Cité de l'Indicible peur, Les Derniers Contes de Canterbury et Le Livre des Fantômes. Les Editions de "La Sixaine" (Paris et Bruxelles) ont également fait paraître il y a environ trois ans, La Gerbe Noire, une anthologie de "contes noirs" publiée "sous la direction de Jean Ray". Seuls, Terre d'Aventures, Malpertuis et La Cité de l'Indicible peur sont des romans.
        Tous les autres livres de Jean Ray sont des recueils de contes et de nouvelles. Quelques-uns de ses récits ont été publiés, traduits, aux Etats-Unis.
        Aujourd'hui, Jean Ray est redevenu l'écrivain flamand John Flanders. A ce titre, il collabore régulièrement au quotidien "Het Volk" et est attaché à "La Bonne Presse" d'Averbode, la grande maison flamande d'édition catholique. John Flanders a écrit, et écrit encore, un nombre incalculable de contes, de nouvelles et de petits romans. Presque tous ces ouvrages sont particulièrement destinés à la jeunesse flamande auprès de qui John Flanders jouit d'une très large popularité. De temps à autre, il donne également, en français, des contes à "Tintin", ce journal d'enfants qu'apprécie fort Thomas Owen. De plus, il s'est aussi adonné, avec succès, au reportage : "La Moisson de l'Abîme", "Le Péril Gris", "La Vie romancée des Bêtes", etc...
        John Flander, qui s'est surtout spécialisé dans le récit d'aventures retrouve quelquefois son inspiration première, et certains de ses contes parus récemment dans l'hebdomadaire flamand " Spectator ", sont du meilleur Jean Ray. John Flanders a publié quelques-unes de ses oeuvres en français.
        Revenons à Jean Ray. Il est marié à Nini Balta, une Bruxelloise qui fut une vedette de music-hall connue. Il a eu une fille qui s'est essayée - comme lui - dans le reportage en publiant, en anglais, une suite d'impressions londoniennes : "City Iights and Dreams". Il parle et lit couramment, outre le flamand et le français, l'allemand, l'anglais et le danois. Il affirme qu'un fantôme, "l'homme au foulard rouge", lui est apparu cinq fois. Son chien - un dogue de Bordeaux - s'appelle Kim, en souvenir d'un puma qu'il aima beaucoup. Il estime fort les araignées et, au dire de Steeman, il eut autrefois un lion. Il dit ne rien entendre à la poésie, ni à la musique, ni à la peinture. Par contre, le calcul intégral n'a pas de secrets pour lui. Il écrivit un jour, à H. G. Wells afin de lui démontrer que son Homme invisible - s'il avait existé - aurait été aveugle. L'illustre écrivain lui répondit, le félicita et l'invita à venir le voir dans sa propriété de Sandgate. Mais Jean Ray - bien qu'étant souvent en Angleterre - n'y alla jamais. Il faut dire qu'il n'aime pas plus répondre aux invitations qu'aux lettres. Les éditeurs le craignent, car, de temps à autre, "Tiger Jack" réapparaît et il lui arrive d'employer avec eux la manière forte quand ils lui doivent de l'argent. Jean Ray lit peu; - du moins il le dit: Shakespeare, Goethe, Dickens, le romantique bas allemand Fritz Reuter, la Rible et les ouvrages d'hagiographie.
        Tous ses livres ont été publiés en Belgique ou par des éditeurs franco-belges; ils sont pour la plupart épuisés et pratiquement introuvables; il est même curieux de constater qu'aucun éditeur français n'ait jamais songé à rééditer les oeuvres de cet extraordinaire écrivain.
        Un cinéaste parisien, ami de Jean Ray, a aussi adapté pour l'écran un de ses romans (La Cité de l'Indicible peur) qui, dialogué et découpé, n'attend plus que le bon vouloir des producteurs...
        Nous avons intentionnellement choisi parmi les récits qui composent Les Cercles de l'Epouvante : "la Main de Goetz von Berlichingen" car cette nouvelle nous apparaît comme particulièrement caractéristique de la "manière" de l'auteur.
        L' "Edgar Poe belge" dit qu'il se sent personnellement plus près d'Hoffmann que du grand Américain. Les lecteurs de "Mystère-Magazine" jugeront...





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