Ce texte est paru initialement en 1997 en postface au Psautier de Mayence, édité par les Mille et Une Nuits. Il est signé par François Angelier, auteur et créateur de l'émission Mauvais Genres, diffusée chaque samedi soir sur France Culture.


La Shéhérazade du Nord
par François ANGELIER


       D'entrée, un souvenir.

       J'avais douze ans et une idole, une seule. Elle était noire et métallique, pentagonale et à roulettes. A son sommet se dressait, stylisée, l'anguleuse silhouette d'un curieux volatile, bec en dague et pattes rigides, semblant guetter. Les libraires la campaient à l'orée de leur magasin ou l'exilaient dans les arrières-zones poussiéreuses et infréquentées de leur officine. Elle avait nom le présentoir Marabout/fantastique. Hebdomadairement, la main urgente et l'oeil fiévreux, je lui sacrifiais les quelques pièces de mon argent de poche. Au flanc de cet inquiétant totem s'étageait le Gotha européen de l'effroi : Thomas Owen, Claude Seignolle, Michel de Ghelderode, Maurice Renard, Alfred Kubin, Gustave Meyrink, etc. Les quelques dizaines de livres de cette collection mythique ont inculqué le Fantastique et injecté la peur à toute ma génération. Épais, fragiles, faits d'un papier bis et rugueux qui buvait cul-sec l'encre grasse de caractères d'un noir charnu, parés des terrifiantes couvertures d'Henry Lievens, ils furent mes bréviaires de la peur.

       Cette voûte funeste avait une clé, cette toile un centre : Jean Ray ; Jean Ray dont l'oeuvre donnait son squelette à l'ensemble.

       Jean Ray, c'est la Shéhérazade du Nord.
       Une Shéhérazade boucanière, à la mine émaciée , au menton bleu plus râpeux qu'une meule, à la voix chuintante et graillonneuse, à l'haleine épaissie de Stout et à l'oeil sans fond. Une Shéhérazade qui a troqué le moelleux du sofa contre la moleskine éraflée des banquettes de brasserie, contre les bancs poisseux des tavernes d'arrière-port. Une Shéhérazade qui chaque nuit met à la voile, ce tapis volant des gens du Nord. Une Shéhérazade aux mille et une nuits occupées à sans fin narrer l'inénarrable : des histoires torves, des nouvelles biscornues, des récits louches comme ce Psautier de Mayence dont, lecteur, tu viens de réchapper. Un oeil, donc, au destin de ce grand diseur de mésaventures.

       C'est à Gand qu'il naquit, le 6 juillet 1887 ; c'est à Gand qu'il meurt, le 19 septembre 1964. Entre ces deux dates, Jean-Raymond de Kraemer (alias Jean Ray, alias John Flanders, alias Peter Goum), inavouable rejeton de la bonne bourgeoisie flamande, mène une vie de gratte-papier, de (supposé) trafiquant d'alcool, de parolier de Music-hall, de journaliste à grand tirage, de scénariste et surtout de conteur fantastique. Egrenons : Les Contes du whisky (1925), les 105 aventures de la geste d'Harry Dickson (1933/1940), Le Grand Nocturne (1942), Les Cercles de l'épouvante (1943), Malpertuis (1943), La Cité de l'indicible peur (1943), Les derniers contes de Canterbury (1944), Les 25 Meilleures histoires noires et fantastiques (1961), et j'en égare, et j'en oublie, épars dans tout ce que la Belgique compte de publications populaires, attractives et délirantes.
       Prélevons de cette masse grouillante ce Psautier ci-avant, rôdons alentour, puis contons-en l'histoire.
       Le Psautier de Mayence date des débuts de la saga rayienne, de 1927. Auteur déjà d'un succès : Les Contes du Whisky, collaborateur de l'Ami du Livre, Jean Ray plonge cette année-là pour une sombre histoire d' escroqueries financières qui lui vaudra 15 000 frs d'amende et six ans de prison (il n'en fera que deux et sortira le 1er février 1929). En prison, il écrit. Il se conte à lui-même des faits divers gothiques et des lambeaux d'épopées qu'il tente de placer. En témoigne cette lettre à Pierre Goemaere, rédacteur-en-chef de La Revue belge : "J'ai -il y a quelques mois- terminé deux nouvelles : La Ruelle ténébreuse et Le Psautier de Mayence qui dans mon esprit, s'apparentent un peu aux Spectres-Pirates par un récit anxieux des crimes d'êtres invisibles peuplant un monde intercalaire féroce situé en dehors de notre espace et parfois de notre temps."Goemaere mord à l'hameçon et annonce à Jean Ray, dans une lettre du 5 janvier 1929, "qu'il publiera sous le titre général "les Histoires étranges de John Flanders" quatre nouvelles dont notre Psautier. Fidèle à sa parole, La Revue belge le publie dans sa livraison du er janvier 1931.
       Revenons sur la phrase finale de la pathétique lettre de prison, prélevons les mots-clé : "récit anxieux", "crimes d'êtres invisibles", "monde intercalaire féroce". Jean Ray a l'obsession des angles morts de l'espace-temps, de ces hiatus du réel, de ces lapsus géométriques, qui ouvrent à l'enfer des mondes parallèles. De lui, d'autres nouvelles creuseront le thème : La Choucroute, où un homme sort de l'espace-temps en descendant d'un train, Les étranges études du docteur Paukenschläger où un savant crochète les dimensions du réel, Le Grand Nocturne où deux amants s'unissent dans la quatrième dimension. Malheur à qui oublie, dans les Aventures d'Harry Dickson, Les mystérieuses études du Dr Drum et leur équation comme un soupirail vers l'impossible !
       Dans le Psautier, l'escapade dans le hors-monde prend la forme d'une virée de marins commanditée par un esprit masqué, un néant grimé en homme, qui est peut-être la bête de l'Apocalypse. L'idée n'est pas nouvelle du pôle ou du cap polaire comme lieu de toutes les dérives spatio-temporelles : qu'on se souvienne du Gordon Pym d'Edgar Poe ou des Montagnes hallucinées de Lovecraft. Avec Jean Ray, ce qui frappe, c'est l'écart qui se crée entre la minutie de l'évocation maritime et la sensation d'une inexorable délitescence du temps, d'un déficit de l'espace. Rien ne nous est épargné du lexique boucanier, des termes de marine, chaque récif est nommé par son petit nom, chaque passe mortel écope d'un sobriquet blafard ; les marins ont une consistance dramatique forte, massivement silhouettés à coup d'habitude du bord, de jurons et de souvenirs. Et puis, il y a le style du maître, l'écriture de Jean Ray : tout à la fois coriace et scintillante, balourde et précieuse, pataudement exquise dans son mètre primaire et son vocabulaire huysmanien. Un Verhaeren de toiles peintes. Le naturalisme fantasmagorique joue à plein sur cet ambiguïté entre la pâte lourde des perceptions et la dérobade glaçante des repères humains. Car Jean Ray à compris : il ne nous exhibe pas le monstre tel un anodin dompteur de chimères, il le recèle, l'esquive, le fait transparaître, en filigrane dans la peur, un reflet dans la sueur. Dès l'abord, il n' a pas de nom ("le Maître d'école"), puis il disparaît, s'abolit dans la nuit, quand il réapparaît c'est pour crapahuter sur les flots et décocher des malédictions d'Antéchrist.
       Autre truc magistral de Jean de Gand : confier la narration à un alcoolique démantelé par la peur et faire gesticuler au second plan un faux-second rôle, latiniste et qui tient, débusquant le secret du grimoire, la clef terrible de l'énigme. Quant à l'horreur même, Jean Ray l'effleure, l'évoque. Là, il est l'anti-Lovecraft peinant à topographier le corps de ses monstres ; Ray survole : une ville où grouillent des silhouettes insanes, une bulle d'argent, le déploiement tentaculaires d'un poulpe grandiose dégainé par les abysses et qui laboure l'avant-pont. Terrible, tout cela, mais rapide, foudroyant ; l'horreur plus terrible encore de n'être qu'entrevue.
       Tout, chez Jean Ray, tient peut-être dans cette image-symbôle de la taverne cernée par la nuit, du navire encerclé par l'outre-monde . Il y a la chaleur des apostrophes, l'épaisse corpulence des mots, le contour net de terme rutilants enchâssés dans la phrase, la pesanteur sécurisante des termes techniques; et puis rodant alentour, les cernant, le glacial effleurement de la peur, de la peur qui s'infiltre, imbibe, éteint, trouble ; de l'horreur qui colle son nez à la vitre ; du mal qui cogne à la porte et fracasse le douillet silence des intérieurs flamands.
       Le Psautier de Mayence répond bien à cette polarité qui mène à la folie : la certitude préhensile des faits, des mots, des hommes (quoi de plus concret, de plus agencé, maîtrisé, qu'un bateau, un cap et un équipage) confrontée l'éclipse effroyable des repères, l'absorption lente de la conscience par la folie (quoi de plus insensé, onirique, qu'un bateau, un cap et un équipage).
       Jean Ray, en maître, se joue des pôles de cet arc électrique dont l'éclair s'appelle Le Psautier de Mayence,
       qu'il est sans doute temps de refermer.


© François ANGELIER, reproduit avec son autorisation.



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