Malpertuis, par Jean Ray (Denoël)
par Alain DOREMIEUX


       Vis-à-vis de ce livre extraordinaire, il y a deux attitudes possibles : la perplexité ou l'admiration qui vous laisse bouche bée. Les lecteurs non "prédisposés" à s'abandonner à l'ivresse qu'il procure ne dépasseront pas le premier chapitre... ils le refermeront avec consternation et le fuiront avec la stupeur que vous inspirerait un animal d'une autre planète ! Avis par conséquent à ceux qui, même amateurs de fantastique, tiennent à voir conservée dans les conséquences d'un postulat une certaine part de rigueur logique -mais pourquoi le fantastique aurait-il à se soucier de logique ? Celui de "Malpertuis" échappe aux mesures, prolifère avec une exubérance de jungle vénéneuse, coupe tous les liens avec le réel, le monde diurne, la vérité concrète. Il vous plonge dans une nuit peuplée de monstres inédits, où toutes les terreurs peuvent arriver, où l'impossible est possible, où le cauchemar vous guette à chaque détour comme les apparitions dans les "trains-fantômes" des foires. C'est hallucinant, irrespirable ; on en émerge comme d'une plongée dans un bain de soufre... Bref, c'est magnifique.
       Il n'y a que Lovecraft qui vous donne pareille sensation de démesure, qui vous communique à ce point le vertige. Il est significatif à ce propos que ce soit la collection "Présence du Futur" qui, après nous avoir révélé le grand auteur américain, "lance" enfin Jean Ray dans notre pays où il était scandaleusement ignoré, sinon de quelques amateurs. Le courage paie encore ! Les lecteurs de "Fiction", eux, auront pu le découvrir en "avant-première", grâce à "La Ruelle ténébreuse" ; et ils trouveront dans le présent numéro une autre de ses histoires les plus célèbres (1). On a souvent dit que le genre fantastique n'était viable que sous forme de nouvelle ; on pouvait le croire une fois de plus, à voir Jean Ray porter à un tel degré de perfection cette formule qui est sa préférée. Mais "Malpertuis", que nous n'avions pas lu (bien que l'édition belge date de plus de dix ans), apporte la preuve du contraire. Ce roman fantastique est une de ses réussites les plus étonnantes, ce qui n'est pas peu dire.
       L'ouvrage porte en sous-titre : "Histoire d'une maison fantastique". Discrète allusion à la cascade de phénomènes qui déferlent d'un chapitre à l'autre sur un rythme percutant ! Malpertuis est plus qu'une maison hantée ; c'est le lien géométrique où convergent toutes les forces maléfiques issues d'un autre plan. L'auteur parle quelque part d'un "pli dans l'espace expliquant la juxtaposition de deux mondes d'essence différente, dont Malpertuis serait un abominable lieu de contact". On reconnaît là une de ses données familières, déjà suggérée dans "La Ruelle ténébreuse". La nature de ce "second monde" nous est précisée dans les derniers chapitres. Cex explications laisseront peut-être certains lecteurs réticents. Pour nous, elles ont une simplicité dans l'évidence qui est un trait de génie. Elles referment le cercle, ellent bouclent la boucle ; et pourquoi ne seraient-elles pas admissibles, dès le moment qu'on a pris le parti de tout admettre (il le faut bien !) ?
       Si les divers recoupements proposés aboutissent enfin à faire jaillir une lumière, on pourra quand même faire un léger reproche à l'auteur : à propos de l'obscurité un peu hermétique du début. Tout le roman est d'ailleurs présenté comme un assemblage de plusieurs manuscrits es apparence étrangers les uns aux autres, mais dont les données s'entrecroisent (toujours comme dans "La Ruelle"). Au lecteur d'avoir la tête assez solide et la résolution assez ferme pour s'aventurer dans ces méandres. Bien vite, d'ailleurs, il n'aura plus le temps de réfléchir ; il sera emporté dans le maelstrom des épouvantes qui se déchaînent sur la sinistre maison de Malpertuis -et là, on est trop passionné pour se donner seulement la peine de comprendre ! Quant aux explications finales déjà mentionnées, elles ont le mérite de résoudre les énigmes presque comme dans un roman policier... tout en nous faisant basculer dans un fantastique à l'échelle cosmique (mais sans rapports avec celui de Lovecraft).
       A le considérer de plus haut, le roman apparaît comme une synthèse de l'oeuvre de Jean Ray, un "concentré" de son univers. Jamais son imagination n'a été plus fulgurante, ni le climat créé par elle plus saisissant. Ce climat, dont l'irréalité sur l'inquiétude et vous prend à la gorge, il fallait tout le talent de l'auteur pour nous imposer sa présence avec tant de force. Il faut lire les évocations du hideux Malpertuis, de ses spirales d'escalier, de ses labyrinthes de couloirs, de son jardin pareil à un puits... Dans ce décor parfaitement impensable -au sens littéral- se meuvent des personnages aussi insolites que les silhouettes qui, dans les dessins de Gustave Doré, semblent partir à l'assaut d'un burg géant sous la lune. Ils sont incompréhensibles, mais fascinants ; leurs faits et gestes semblent être autant de symboles ordonnés en une figure dont la clé ne se dévoile que par bribes. On se sent comme entré par erreur dans un rêve qui ne vous concerne pas et obligé de le vivre.
       Quant au style, on n'en finirait pas de louer ses ressources suggestives. Ce monde irrationnel ne nous est rendu parfaitement acceptable que grâce à une langue qui s'y adapte comme par mimétisme et nous en restitue l'envoûtement. Cette langue ruisselle, étincelle, charrie des pépites ; les phrases y éclatent comme des bourgeons sous trop de sève.
       Il est difficile d'en dire davantage, car un tel livre ne se raconte pas. Du moins espérons-nous avoir fait sentir quelle place exceptionnelle il occupe, à une hauteur illimitée au-dessus du niveau standard des collections dites "d'épouvante" ! Au firmament du fantastique, il brille comme un météore.


(1) Rappelons également que deux autres récits de Jean Ray ont été antérieurement publiés dans "Mystère-Magazine" : "La Main de Goetz von Berlichingen" (n°41), en juin 1951 ; et "Le Dernier voyageur" (n°57), en octobre 1952. (N.D.L.R.)


© Succession Alain DOREMIEUX



Retour à la page Jean Ray dans Fiction.
Retour au Cahier critique.
Retour à la page de Malpertuis.