Le Carrousel des maléfices, par Jean Ray
par Jacques VAN HERP


Les nouveaux admirateurs de Jean Ray, ceux qui le découvrirent cette année ou l'an passé, ne tarissent pas d'éloges ; les vieux compagnons de vingt ans ne cachent pas un certain désappointement. J'ai partagé cette déception, puis j'ai rouvert le livre, je l'ai relu, bien attentivement, et j'ai compris. Nous attendions de nouveaux contes dans la lignée du Psautier ou de la Ruelle, de denses récits à l'ombre pétrie de puissances obscures et surhumaines et de mystères cosmiques... Et voici qu'à 77 ans, à l'âge où l'on se répète, ce diable d'homme fait peau neuve, se libère des frontières où l'on pensait l'enfermer et nous donne autre chose. Plus de longs récits mais des contes brefs, parfois de dix lignes, magistraux dans leur brièveté même ; plus, ou peu, de fantastique mais de l'insolite, de la S.F., de l'humour noir, des récits troubles et cruels, voire du surréalisme. Jean Ray a voulu montrer qu'il pouvait braconner sur d'autres terres et faire mieux que ceux qui détiennent le droit de chasse. Voici la palette nettoyée et chargée de couleurs nouvelles.

Récits de S.F.
Les lecteurs de Fiction connaissent déjà La tête de M. Ramberger. Le Tessaract est un des plus étranges, des plus inquiétants contes concernant la 4ème dimension, d'où est issu cet objet (ou cette machine, on ne sait) qui matérialise les rêves des hommes afin de les détruire. Mathématiques supérieures est mélange de S.F. et d'humour, c'est l'histoire, extrêmement savoureuse, d'un tueur professionnel, bon mathématicien, qui expédie ses victimes dans la 4ème dimension. Et puis il y a l'introuvable Formidable secret du pôle, ce récit de la série John Flanders, avec la mystérieuse civilisation de Thulé, et où Jean Ray fait montre d'un métier remarquable dans le suspense.

Fantastique traditionnel
Têtes de Lune et son criminel prisonnier d'un éternel présent, Trois Petites vieilles sur un banc, difficile à classer, aux lisières de l'insolite, un peu comme La conjuration du lundi, tous contes mineurs dans I'oeuvre de Jean Ray. Au contraire, La sorcière est un de ces contes où l'auteur évoque le démon, d'une façon oblique et terrifiante.
Mais l'humour sarcastique et Irrévérencieux ne respecte rien, pas même le diable. On le voit intervenir, un peu ridicule, retiré des affaires, ayant pris l'apparence de Dickens dans les trois récits qui se font suite : Bonjour, Mr. Jones !, Le banc et la porte et L'envoyée du retour. Il revient également, déguisé en employé du gaz, dans Un tour de cochon, victime d'un héros que l'enfer n'impressionne guère.

Récits Insolites et divers
Ce détachement, cette moquerie discrète de tout ce qui est censé respectable ou effrayant apparaît dans Un beau dimanche et surtout dans la série des courts récits contés très sec, rassemblés dans Histoires drôles et La sotie de l'araignée. Nous sommes ici à la limite : fantastique ? humour ? insolite ? surréalisme ? C'est tout cela, un peu à la fois. Le surréalisme domine dans Les évadés et Drôle d'histoire, l'humour dans la verve énorme de Soirée de gala, dans des récits grinçants comme La fileuse et Le monstre. Et tous ces récits inclassables, brefs, contés en quinze lignes parfois, étranges et percutants, aux limites de tout, de l'insolite, du fantastique, de la folie : un homme tuant son compagnon car son ombre ressemble à une araignée, une Anglaise collectionnant dans la cire les sosies d'hommes célèbres, un toboggan londonien qui vous descend à la Concorde ou à Rio de Janeiro. Hors pair, le conte atroce de la mouche, où une mouche et une araignée s'entendent pour dévorer un homme.

Ce nouveau Jean Ray déroute un peu : nous admirons, mais nous regrettons quand même les anciens récits. Jean Ray est le père d'un fantastique nouveau et inimitable, et il est toujours triste de voir un père se détourner de son enfant. Mais il nous reviendra bientôt avec Les Contes noirs du golf (26 récits qui ne figurent pas dans la bibliographie établie par Fiction).
Il n'empêche que dans tous les contes du Carrousel, Jean Ray est présent. On retrouve cette attitude de défi face à l'au-delà ; quel que soit le personnage, Dieu ou diable, il en rit. Ce sont là adversaires puissants sans doute, mais que l'on peut affronter. Aucune trace de terreur sacrée, d'angoisse devant le mystère ; ils contemplent la réalité surnaturelle d'un œil lucide, puis s'en vont l' étreindre à bras-le-corps.
Cela va même si loin que le paisible épicier de Smith… comme tout le monde entreprend, à l'aide de mathématiques, de rendre Dieu fou. Et il y parvient.

Le Carrousel des maléfices par Jean RAY : Marabout-collection, 3 F. 40.


© Jacques VAN HERP, reproduit avec son autorisation.



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