Malpertuis, de Harry Kümel
par George W. BARLOW


       Tiré du grand roman fantastique de Jean Ray, révélé en 1954 par la collection "Présence du Futur", et repris en 1962 chez Marabout (n° 142), le film de Harry Kümel est structuré de façon toute différente. Des trois parties inégales en lesquelles il se divise de façon très évidente, seule celle du centre correspond à la matière du roman. Avant d'y parvenir, on a droit à une introduction dont j'avoue ne pas bien saisir la nécessité : elle remplace l'expédition maritime du premier chapitre (qui révélait peut-être trop tôt la clé du mystère) par le débarquement d'un jeune marin (appelé Yann, ce qui est plus romanesque que le Jean-Jacques d'origine). Ce dernier, épié par deux individus inquiétants (où l'on voit que le chapeau melon tend décidément -cf. Orange mécanique- à devenir le signe distinctif du Milieu et non plus de la City, ce qui, dirait sans doute Andrevon, n'est que justice), est suivi par le plus âgé des deux dans une boîte à matelots, où la chanteuse-entraîneuse du lieu le remarque et où le "jules" de celle-ci lui lacère le visage, poussé par l'homme au chapeau melon : on pourrait croire à une intrigue policière, mais on est frustré jusqu'au bout de toute explication naturelle ou surnaturelle. Il s'agit donc plutôt d'une opération commerciale, à grand renfort de sexe, de sang et de Sylvie Vartan, trop pâlotte pour le rôle de Bets, la servante au grand cœur, tel que Jean Ray l'avait conçu, elle se contente de goualer une resucée de Mon homme en se dandinant entre des mains avides) : laissez venir à Jean Ray les petits gogos. Mais Jean Ray n'est pas là : ses atmosphères populistes et crapuleuses feutrées n'avaient rien à voir avec cet étalage de vulgarité.

       Au début de la deuxième partie, on repart à zéro : Yann se retrouve intact dans un lit, à Malpertuis, en présence de sa sœur après laquelle il courait vainement dans son cauchemar précédent. Cauchemar ? Mais en ce cas, je dirai comme Maurice Clavel à propos du Jour des noces (Nouvel Observateur n° 396) : "Si c'était un rêve, on n'avait le droit de nous montrer que le point de vue du rêveur, et les scènes réalistes des poursuivants... qui les a vues ?" Bref, Yann est enfin à Malpertuis, et nous sommes enfin dans du Jean Ray. Un Jean Ray qui y gagne presque, d'ailleurs, l'action ayant été condensée dans le temps et dans l'espace : on ne sort de Malpertuis qu'une fois. Les personnages doivent rester dans cette vaste et funèbre demeure pour jouir d'une rente princière ; le dernier survivant héritera du fabuleux capital et devra épouser éventuellement la dernière survivante. Il y a là de nouveau tous les éléments d'une intrigue policière, style Dix petits nègres : comment le jeune héros résistera-t-il aux machinations des inquiétants personnages qui l'entourent ? Et laquelle des beautés fuligineuses, redevenue blanche comme son uniforme de marin, s'embarquera avec lui ?

       Bets-Vartan vite oubliée à jamais, et mis à part quelques maritornes, le choix se limite à Susan Hampshire blonde, Susan Hampshire rousse et Susan Hampshire brune. La première, c'est Nancy, et c'est la sœur de Yann. N'empêche, peut-on se dire au début... mais, grâces en soient rendues au ciel, ces mauvaises pensées sont bientôt dissipées ; Cupidité, volupté, roublardise et joliesse, c'est le seul des trois rôles qui convienne vraiment à celle qui lut Fleur Forsyte à la télévision. Le maquilleur n'a pas ménagé sa peine pour lui donner le feu contenu d'Euryale ; mais le nez de la Méduse, s'il eût été retroussé, tous les hommes et tous les dieux n'en eussent pas été pétrifiés. Pour Alice/Alecto enfin, il eût fallu une double révélation : d'abord celle de l'amante ardente et belle sous la noire chrysalide de la vieille fille brimée par ses soeurs. Puis celle de la Furie poussée par ailes à punir le mortel coupable de s'être fait aimer. Mais même après avoir entendu une voix mystérieuse lui rappeler son nom redoutable, Alecto reste suffisamment Alice pour continuer de plus belle à faire l'amour avec Yann : et plus tard, l'envol vengeur des Euménides (qui d'ailleurs en tricotant se confondant avec les Parques) est remplacé par du bruit et de la fureur qui tiennent plutôt de l'hystérie. En revanche, on comprend que ces deux personnes d'un sexe fort peu faible s'arrachent Yann : on avait du mal à croire Jean Ray lorsqu'il disait le falot Jean-Jacques un peu divin ; Matthieu Carrière l'est beaucoup, sans qu'on le dise.

       Car, dans l'ensemble, Kümel a réussi à transposer le fantastique dit en un fantastique vu et entendu, le fantastique intellectuel - remarques sur le détraquement de la nature (notamment les oiseaux, comme dans Macbeth), généalogies olympiennes un peu fastidieuses -en un fantastique sensoriel. Il semble cependant meilleur peintre fantastique que musicien fantastique : il n'est guère original de faire grincer des portes et siffler le vent, non plus que de souligner les moments pathétiques à la gros caisse, aux cymbales, à la trompette ou à l'orgue ; de plus, cette "symphonie fantastique" constante noie les effets importants, notamment les arpèges de lyre qui s'élèvent lorsque le jeune-dieu-rayonnant (Mathias) caresse de vulgaires filins dans la boutique ou est cloué mort au mur. Du point vue visuel, si les " effets spéciaux " sont quasi inexistants (car point n'est besoin d'une technique très poussée pour qu'un être de chair se transforme en statue de pierre d'une image à l'autre), il y a en revanche une remarquable vision fantastique de certaines réalités quotidiennes : je songe tout particulièrement à l'escalier à vis qui, en vue plongeante, devient un psychédélique symbole de la fatalité. Le héros le dévale de plus en plus vite, attiré malgré lui vers la crypte où repose son grand-oncle, "son cœur dans Malpertuis, pierre dans les pierres" : c'est une excellente transposition de l'attraction maléfique de la demeure même, où, dans le livre, ses pas ramènent toujours le fuyard. D'autres vues, au contraire, restent purement décoratives, telles les ruines du couvent, dont on attend en vain qu'elles s'illuminent à nouveau comme chez Jean Ray et dégorgent une procession de barbusquins, "fantômes terrifiants et vengeurs au service de N.S. Jésus, pour combattre les esprits infernaux tenus captifs sur la terre par l'horrible docteur en magie".

       C'est que toute confrontation du surnaturel chrétien avec la mythologie païenne a été bannie du film. Ainsi l'abbé Doucedame déchoit-il du conflit intérieur entre sainteté et lycanthropie à celui entre devoir et goinfrerie, la seconde le poussant à prolonger au maximum son séjour gastronomique gratuit à Malpertuis au lieu de soustraire Yann à la révolte et à la vengeance des Olympiens humiliés ; et le crucifix qu'il brandit à la fin pour l'en protéger tombe en morceaux sous la souffle de feu de celui-qui-boite-et-qui-s'active-aux-fourneaux (Griboin). Or, la grande thèse de Jean Ray, répétée dans le film, c'est que les dieux tirent leur existence et leurs pouvoirs de la croyance des hommes : c'est dire qu'entre Ray-day et Kümel-day le Dieu de la bible en a perdu et les divinités d'Homère en ont regagné ! L'une de ces dernières était d'ailleurs dans le livre déjà, "restée belle et puissante, Euryale… les siècles l'avaient épargnée, c'était la dernière Gorgone". Le film développe cette belle intuition : c'est que les hommes croient encore en elle (les amateurs de Shambleau ne le nieront pas), elle est " l'amour et la mort ". Et l'on voit là toute la portée de l'incarnation par une même actrice de Nancy, Alice et Euryale : la sœur belle et chérie mais qu'on ne peut avoir pour soi, l'amante passionnée et humiliée tour à tour voire à la fois, et l'idéal glacial et mortel enfin, ce sont trois aspects de l'éternel féminin -idée soulignée par l'apparition, vers la fin du film, de la statue tricéphale d'Hécate. Il eût donc été fort satisfaisant que, la sœur partie et l'amante courroucée vaincue, le film se terminât par la pétrification du jeune homme par le regard de sa divine maîtresse. Pétrification qui rappelait la conclusion des Visiteurs du soir mais avec une différente signification : unilatérale et non double, car Euryale qui donne à son adorateur l'éternité en le figeant dans l'instant d'amour suprême, ne peut par un quelconque jeu de miroirs partager cette éternité immobile, le destin n'ayant pas encore sonné la fin de sa mission comme pour les autres dieux dont elle vient de faire définitivement des statues.

       Hélas ! A cette belle fin, Kümel a cru bon d'ajouter un appendice de son cru : toute l'histoire n'est en fait que le manuscrit d'un jeune ingénieur névropathe, qui dans ses fantasmes a distribué ces rôles surhumains aux malades et au personnel de la clinique dont il sort guéri (Zeus-Eisengott n'étant autre bien sûr que le directeur). Ceci n'est pas sans rappeler la postface de l'édition Marabout, où Henri Vernes, dialoguant avec Jean Ray, lui faisait dire quelles boutiquières et quel droguiste, quel taxidermiste et quel curé, quel ivrogne et quelle " bourgeoise " lui avaient inspiré les sœurs Cormélon et Mathias Krook, Philarète et Doucedame, Lampernisse et Euryale : rappel d'autant plus explicite que le docteur donne à son pensionnaire le nom même que Jean Ray portait pour l'Etat civil : De Kremer. Alors, tout est expliqué, on peut sortir tranquille du cinéma, bien assuré que le monde réel est rationnel ? Que non pas ! car, de retour à la maison, sa femme qui ressemble à Euryale claque la porte sur le jeune homme, et il se retrouve dans le long couloir aux lampes vacillantes de Malpertuis. N'était-ce donc pas plutôt la clinique qui était un rêve prospectif, parenthèse scientiste dans la réalité tragique et magique ? pour souligner cette incertitude de la subjectivité, un zoom vertigineux nous fait plonger au dernier instant dans le bleu d'un des yeux si bleus de Yann. D'aucuns crieront à l'envolée géniale ; personnellement, j'y déplore une entourloupette qui ne donne que de la fausse profondeur (n'est ce pas ce qu'on appelle depuis peu "kitsch" ?).

       Bref, le Malpertuis de Jean Ray était un livre incroyablement riche et incroyablement mal ficelé ; celui de Harry Kümel fait fructifier ces richesses et parfois les multiplie, mais parfois aussi les exploite au sens commercial et non pas intellectuel et esthétique du mot. Un film à voir, en tous cas, et, comme ils ne se superposent pas exactement, un livre à lire, si d'aventure ce n'est pas fait.


© George W. BARLOW, reproduit avec son autorisation.



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