Jean Ray parle
par Jacques VAN HERP


A côté du Jean Ray publié, il existe un Jean Ray épistolaire et oral, digne d'intérêt, qu'il faut capter au vol, enregistrer sur le moment, car, de plus en plus, il renâcle à se pencher sur le papier.

Ma paresse m'est précieuse.
Me voici à l'âge sévère où toute page vaine prend une dimension de pensum.
Au grand dam de mes manuscrits, je suis un pyromane de la plus belle eau. Je me suis toujours complu à des autodafés du genre, et les manuscrits ont suivi bien d'autres choses dans le feu purificateur. Parfois -pas toujours- j'en ai eu regret. Surtout aujourd'hui pour Malpertuis, dont je ne puis vous envoyer les nombreuses pages parties en fumée dans le ciel d'automne.


Et d'un fragment de lettre, il fait un conte. Ainsi, voici ce qu'il m'écrivait après lecture de deux contes que j'avais écrits, La fin du UB 65 et Weerwolf :

J'ai connu les anciens des UB allemands, et j'en ai connu des sous-marins anglais. Les derniers étaient des crâneurs à froid. Seuls les Allemands osaient avouer leur peur, et une peur qui n'était pas celle des autres.
Vous dites avec raison: il ne faut pas juger des choses de la mer comme des choses de la terre.
Et vous dites également que l'histoire du U-boot hanté est authentique: je n'en suis nullement étonné.
J'ai navigué avec le capitaine Storch, qui fit jadis partie de l'équipage du Potosi, où l'on voyait en de certains jours un homme pendu à une des hautes vergues. Moi-même à bord de l'Astrologer, le fus témoin de quelque chose d'étrange, venu certainement d'ailleurs, d'un autre plan peut-être, que ni le capitaine Muller, ni le premier matelot Jan Debruyne, ni le second Jean Ray, ne purent expliquer, et qui était passablement terrifiant…Weerwolf... Loup-garou... Nos campagnes flamandes et surtout campinoises vivent encore en partie sous sa terreur. Le dernier fut officiellement "tué dans la banlieue gantoise en 1819, mais le "slodder", monstre invisible des eaux, hante encore les terres hallucinées de Merendree.



Ses débuts littéraires

Le tout premier conte, je l'ai écrit vers la vingtième année. C'est d'ailleurs celui que j'ai envoyé à André Theuriet - Le diable est venu me chercher à bord. Theuriet m'a presque répondu sur-le-champ : "Si vous venez à Paris, passez me voir... il faut continuer..." Mais je devais partir pour Hambourg. Quand je suis revenu, un an après, Theuriet venait de mourir... J'ai peut-être repris le sujet dans un John Flanders flamand. Mais le ne m'en souviens pas. J'en ai tant écrit...
Mes contes avaient déjà été publiés çà et là, je n'y prenais pas garde. J'ai été traduit assez tôt en Amérique, par un professeur de l'Université d'Oklahoma. Mais ma grande traductrice, c'est Rosa Richter, ainsi que sa fille Lisole Richter. Elles ont traduit la plupart de mes contes. Elles les faisaient paraître dans le Wiener Zeitung, le Leipziger Zeitung, entre autres... Ceux traduits en anglais paraissaient dans Weird Tales, à Chicago, et je crois également dans Harper Magazine. Cela vers les années 30...
Si dans le tas il y en a qui n'ont pas été repris en français, c'est bien possible. Mais comme je l'ignore moi-même...



Les Harry Dickson

J'ai commencé à écrire des Harry Dickson vers 1930 environ. le faisais un Harry Dickson en une nuit. Soixante pages de dactylographie. J'étais plus fort que Simenon.
J'aurais dû proprement traduire le texte. C'était tellement mauvais, ces contes, que l'éditeur m'a dit "Fais-en toi-même, et prends pour base l'illustration." Alors je la glissais dans le texte. Très souvent je commençais par elle. Je me mettais à la machine à écrire... qui probablement faisait cela toute seule, et moi je n'y étais pour rien. Je pratiquais l'écriture automatique.
Cela se déclenchait brusquement à 11 heures du soir, et alors, chose qui peut paraître bizarre et étrange, il paraît que mes yeux, qui sont gris, devenaient noirs comme du charbon. Une réaction physiologique. Mais à 11 heures du soir, pas avant. Et le faisais mes 60 pages, de 11 h à 3 h du matin, et mon Harry Dickson était fini. Maintenant le processus peut se déclencher tout au long de la journée, mais la pensée se fait tout de même le soir.



Sa façon d'écrire

Je me fais ruminant et néflier... digérer et mûrir...
Je dois achever un texte. Je puis rester des semaines sans rien faire. puis tout à coup je vais tout finir en 48 h. Il faut bien qu'il y ait là un frangin qui a fait le travail à votre place et vous le dicte.
J'ai remarqué à peu près la même chose chez dautres écrivains fantastiques : ce long mûrissement qui soudain se déclenche et devient dictée. C'est le fait des écrivains qui peuvent choisir le moment où ils travaillent, chez certains écrivains marins comme Claude Farrère, qui écrivaient en mer. "Où", par exemple, qui est un chef d'oeuvre...



Les écrivains qu'il a connus

J'ai très bien connu Maurice Renard. Chaque fois que le venais à Paris, j'allais chez lui, rue de Tournon. Et j'y rencontrais la grande Colette. Elle était charmante et moi j'étais beau gosse, ça te suffit ?
J'ai également connu Francisque Parn, l'auteur de deux livres vraiment savoureux : Sicoutrou bohémien et Sicoutrou pêcheur. Je lui ai du reste dédié les Contes du Whisky. Rosny, je l'ai rencontré chez Pierre Goemaere, et je l'ai revu à Paris, chez lui, rue de Rennes. Cendrars, je crois que c'était dans une taverne, très bien, à Kingstown, à la Jamaïque. Ewers fut réellement un ami littéraire. Meyrinck, je ne l'ai jamais vu, mais nous avons été en correspondance.
Mais en fait je n'ai rencontré personne, j'étais toujours parti. C'était l'époque de ma vie errante. J'étais en correspondance avec quelques-uns, mais j'écrivais peu. Je touchais barre une fois tous les ans, et encore...

Ghelderode

Ghelderode m'écrivait depuis fort longtemps, mais je n'allais jamais le voir. Je ne vais jamais voir les gens. Il y a quelques années, je savais qu'il se trouvait à Ostende, et j'y suis allé. Quand il est tombé malade, je suis allé le voir régulièrement, avec le doc, tous les huit jours. Il est devenu celui qu'on rencontre presque quotidiennement. Quand il ne m'écrivait pas, je venais.
J'ai assisté à une de ces entrevues. Spectacle étonnant. Ghelderode, brisé par la maladie, se redressait, redevenait l'être éblouissant que le mal avait fauché. Et le mieux se prolongeait après l'entrevue, comme si Jean Ray lui avait insufflé une partie de sa vitalité.
Devant le surnaturel, les personnages de Lovecraft ont peur, les miens l'affrontent, mais il les déroute. Ghelderode pas. Il serait entré dans la Ruelle Ténébreuse, l'aurait visitée de bout en bout, et y serait revenu pour trouver la solitude. Le tout très naturellement, sans effroi ni étonnement.



Les thèmes de son oeuvre

Un certain nombre de thèmes-clés reparaissent dans toute l'oeuvre de Jean Ray, celui de la mort personnalisée, de la sirène. A l'entendre, il n'y en pas un auquel il soit attaché. Pourtant celui de la mort des dieux, qui revient dans Malpertuis, dans l'oncle Timotheus, l'Aventure mexicaine, etc...

Ah ! oui... celui-là... C'est possible... Ce n'est pas impossible. Je ne dis rien...

Tu dis que les dieux existent, existent en fonction des hommes et dépendent d'eux.

C'est absolument exact, et absolument logique. Les dieux naissent, les dieux existent ou ont existé. Ils naissent des hommes, ils ont par conséquent la vie des hommes, ils meurent comme les hommes. Comme ils vivent de croyance en eux; aussi longtemps qu'on croira en eux, ils vivront.

Et les hommes survivront aux dieux ?

Pourquoi pas ?

Et le démon ?

Le démon est un esprit fraternel. Dans la Bible il apparaît. Pourquoi sous la forme du serpent ? Enfin… Il veut donner la science aux hommes. Ensuite, dans la mythologie, il apparaît sous la forme de Prométhée qui leur apporte le feu. Il a tellement pitié des hommes qui ont froid que pour eux il vole le feu...
Ensuite le démon, ou l'ange méditatif, c'est au Moyen Age qu'on lui fait une mauvaise réputation ! Surtout pour lui mettre à dos des crimes ou des méfaits commis par les hommes. Mais c'est plutôt une forme ou une force quasi-fraternelle…

Et qu'en pense le père Daniel ?

Il dit que je suis un musée vivant d'hérésiologie.

Il n'y a pas d'érotisme dans mon oeuvre. Bien sûr ! Je n'ai pas besoin, de compensations, moi !

Ma conception du fantastique ? Je sais purement un instinctif, un animal scribant. Je me lance devant ma feuille de papier, le ne bâtis rien dans mon esprit, ce sont les mots qui m'entraînent.

La S.F. n'a rien à voir avec le fantastique ! pas d'adultération, sauf dans un sens humoristique… les auteurs modernes, je les lis dans l'intention de les comprendre. Et je rencontre chez beaucoup de telles fautes de physique et de mathématiques que je ne les suis plus.
Je trouve aussi qu'ils négligent trop le facteur temps : en un après-midi on enlève la moitié d'une galaxie ! " Notre maître le temps, " disait Nordmann, alors que pour eux l'espace est le maître.

Pourquoi n'a-t-il jamais écrit de romans réalistes ?

Instinctivement je ne l'ai pas fait. Je travaille toujours par instinct, il y a une grande partie animale chez moi. Et ça m'embêtait déjà assez de devoir écrire. Alors des romans réalistes !



© Jacques VAN HERP, reproduit avec son autorisation.



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