Ce texte, signé de l'une des plus grandes plumes fantastiques françaises, était resté inédit depuis sa parution en préface de la réédition des Derniers contes de Canterbury, chez Walter Beckers, au lendemain de la mort de Jean Ray, en 1965. Nous savourons le privilège de pouvoir à nouveau le présenter, avec la bénédiction de son auteur, aux admirateurs de Jean Ray par l'intermédiaire de ce site, et nous espérons que le témoignage de Claude Seignolle sur sa rencontre tardive du Maître de Gand trouvera un écho particulier dans l'esprit des lecteurs.


L'avant-dernier
et le dernier voyage de Jean Ray

notes de Claude SEIGNOLLE


       Cher Walter Beckers, qui publies si bellement ces Contes de Canterbury, tu me demandes de témoigner sur le Maître de Gand, le redoutable et déjà légendaire Jean Ray. Soit ! mais ne t'attends pas à ce que je fasse apparaître un fantôme, ou un incube. Non, ce serait faux. Quelques bouffées de coeur de l'Homme-Ray lui-même te le diront tel qu'il se montrait à certains.
       Sur le tard, Jean Ray et moi nous nous étions liés d'une étrange et solide amitié ; cela bizarrement : un voyage à Liège qu'il ne voulait pas faire ; de même que je me refusais et, brusquement, chez chacun de nous la décision de l'accomplir coûte que coûte. Une fois face à face, la main dans la main, le regard de l'un ancré dans celui de l'autre, des mots, des phrases uniquement à nous, il y eut tout de suite la totale complicité... Ce qui fit dire à certains que, pour nous comprendre ainsi, nous avions dû vivre et canailler ensemble dans une précédente vie. En fait, nous avions un lieu commun et certain : Hambourg - plus précisément Sankt Pauli - où Jean Ray avait, disait-il, mangé de la chair humaine débitée par un honorable boucher et moi, disais-je, retrouvé un témoin des lycanthropes nazis : les SS loup-garous.
       Il ne quittait plus Gand, son coeur rechignait à travailler encore : il avait tant fait d'heures supplémentaires qu'il menaçait de grève illimitée !... Aussi Jean Ray redoutait-il ses humeurs. Or je savais que mon ami aurait été heureux de venir à Paris pour cette petite consécration littéraire méritée : le "Prix des Bouquinistes", un des plus insolites de la capitale qu'il venait d'obtenir pour son oeuvre entière et qui était sur mesure pour un homme tel que lui. Je lui offris mon toit et j'insistai, mais il me répondit :
       Je me suis dit hier soir que je devais demander avis à mon médecin. Celui-ci n'est pas le premier venu, c'est le Dr. Urbain Thiry, président des médecins-écrivains de Belgique, sommité médicale et brillant écrivain lui-même, ce qui ne gâte rien.
       "- Jean Ray, m'a-t-il dit froidement, tu reviens de loin et tu le sais. Tu n'ignores pas que dans ton cas on est à la merci de la fatigue et de l'émotivité. Ton coeur va mieux, certes, n'empêche qu'il joue toujours à la montagne russe, par hauts et par bas. L'arythmie reste sérieuse, ce qui prouve que le bougre ne désarme pas... Je ne te l'enveloppe pas de papier de soie : si tu allais à Paris, tu paierais d'un prix trop élevé ce prix littéraire mérité. Mais aussi curieux que tu puisses l'être de l'Autre Côté... reste encore un peu avec nous !!!"
       Jusque là, mon excellent ami le Dr. Thiry, qui répète souvent "I could make no miracles...", a raison et je dois obéir pour une fois...


       Cependant, sa santé s'étant améliorée pendant l'été, Jean Ray put enfin venir à Paris, en octobre, à l'occasion de la sortie chez Laffont du premier volume de ses oeuvres complètes. Ce court séjour le rajeunit à vue d'oeil et on put le voir à la Télévision répondre avec tant de percution que son redoutable interviewer profita de la première occasion pour clore l'entretien qui prenait allure de mèche allumée sur un baril de poudre - il est vrai que ce soir-là, avant l'émission, nous avions tous les deux visité les cafés du quartier et comparé les divers crus de Pastis, anis et Pernod (... pour une fois que Madeleine ne pouvait l'en empêcher !... Pardon chère Madeleine).

       Rentré à Gand, Jean Ray m'écrivit :
       A vrai dire je devrais adresser cette lettre agitée à Madame Micheline, à Mitzou puis, en arrière-garde du triumvirat, à Claude Seignolle et aux dieux lares de la cité Vaneau. Madeleine, qui lit par-dessus mon épaule selon une norme particulière aux femmes, s'insurge ; dit qu'elle ne comprend rien à cette épistolière entrée en matière et finit par déclarer qu'il est idiot de recourir à un illisible gribouillage alors qu'on a une machine à écrire à portée de sa main... et comme cette machine est fée, je lui ferai dire mieux ce qui aurait dû être dit à la plume d'oie. Adoncques :
       Non seulement, Mad et moi, nous remuons les merveilleux souvenirs qui se rapportent à vous trois et à une suite d'accueils affectueux, triomphants, brillants, mais nous voici béants d'admiration devant deux boîtes ouvertes...
(deux simples douzaines de mouchoirs multicolores !!) Demain, peut-être ce jour-ci encore, Madeleine ira faire bénir ces présents de princes, à l'église miraculeuse d'Oostacker, pour qu'ils soient promis à des sourires et d'autres signes de joie. (Oostacker signifie Champ du Levant, et Maeterlinck passa une grande partie de sa jeunesse, sinon à l'ombre des tours de cette maison de Dieu, du moins dans leur occulte protection).
       Et comme je connais Madeleine, elle y joindra certainement une haute bougie bénite et son nombre normal de prières, pour ceux du home si merveilleusement accueillant de la Cité Vaneau...
       ... Vous avez embelli notre court séjour à Paris d'une incroyable manière. Nous en avons déjà parlé ce matin, les Cloches chantant à peine matines, et les superbes yeux gris de Micheline (dont je crois pouvoir trouver le curieux facteur de polarisation), le ciré et le suroît de Mitzou, ange du paradoxe (Ship aboy, matelot, on t'attend à notre bord !) et les formidables coups d'épaule que Claude Seignolle continue à donner à Jean Ray - tout cela est entré dans le sujet.
       ... Madeleine lit ma lettre (of course !) et murmure :
       - Il y a beaucoup de mots là-dedans ! certes, elle ignore qu'elle vient de lancer à la page noircie, une vérité Shakespearienne, vieille de quelques siècles, et bien vivante encore, hélas.
       Mais elle finit par comprendre que ce sont des mots d'affection, de gratitude, de dévouement et le Grand Will peut rentrer dans le silence.
       A bientôt, amis très chers, vous avez rapproché singulièrement Paris de Gand, et, une fois de plus, nous vous assurons de notre très affectueux et fidèle souvenir.


       Pendant ce séjour heureux Jean Ray, épanoui eut, presque en cachette, de longues et interminables discussions avec ma fille Marie-Noëlle (Mitzou), étudiante de dix-huit ans, "ange du paradoxe" comme répétait le Vieil-Homme-de-tous-les-mystères. Elle s'ingénia à mettre en défaut le vieux corsaire condamné à l'insouciance et au bagne du fauteuil, mais en vain : il résistait à tous les pièges. Voici quelques unes des notes qu'elle garde de ces secrètes confidences :
       Malgré son visage sculpté à la hache, moulage de son monde fantastique, ma curiosité s'attaqua hardiment au mystère que cachaient ses yeux inquiétants mais j'y trouvai pourtant une fine brèche par laquelle je m'introduisis dans son estime : son regard pétillant de verve et de chaleur humaine. "Je suis de la période des grands orages et des grandes poussées", m'avoua-t-il, de cette voix heurtée et féroce qui soudainement vous arrivait dessus comme une lame de fond. Je me sentais intriguée et perplexe face à ce boucanier de sinistre renommée, de cet écumeur de mer, de ce maître de la flibuste qu'aucun de ceux qui l'ont connu au temps de la prohibition n'oserait croiser dans la rue sans craindre l'ombre même de son regard.

       Jean Ray n'aimait pas se regarder : "les glaces c'est comme le temps, ça vous grignote la gueule", disait-il. Par contre, il vous examinait longuement et, dans ses yeux gris, perçants, se trahissait une profonde lassitude. Mais, peu à peu, il se voyait en vous et s'établissait une complicité que les mots ne sauraient dépeindre ; une sorte de filouterie de l'oeil et c'est alors qu'il se racontait. Ainsi me permit-il de partager avec lui les miettes qu'il voulut bien me livrer de ces miches de pain blanc que sont les grands secrets du monde. Voici comment il me parla des bateaux du Cap.
       Lorsqu'il était quartier-maître dans les mers du sud, Jean Ray fut le témoin de terribles tempêtes qui s'acharnaient sur navires et humains engagés dans l'aventure. Parfois même la force et la vitesse du vent étaient telles que la surface de l'océan semblait aussi tranquille que celle d'un étang mais blanche d'écume et sournoise à la diable. Après le passage de la grande bourrasque, qui errait dans ces endroits maudits, les visages se tournaient avec joie vers un havre de paix réputé : le port du Cap. Là se retrouvaient, pour une halte passagère, les grands vaisseaux de l'Atlantique, les chalutiers de l'océan Indien, les baleiniers du Grand Sud et les voiliers du Pacifique. La dernière fois qu'il s'y rendit, Jean Ray dénombra 40 grandes et petites coques. Or à l'époque, le port du Cap était étroit et ne pouvait accueillir que deux grands navires à la fois. Alors se formait une gigantesque chaîne de bateaux sur près de deux kilomètres au large et lorsqu'un des navires se décidait à reprendre la mer, tout un chacun se livrait à un sombre trafic de place, à un marché noir du mouillage. Mais là n'était pas le pire, me dit Jean Ray, car le matelot qui, risque-tout, désirait se rendre à terre devait remonter la filière et passer d'un bâtiment à l'autre pour atteindre le quai. Là des gargotes joyeuses et enfumées regorgeait de divines bouteilles de Rhum et de Whisky. Traverser cet immense pont flottant n'était pas une promenade de tout repose ; c'était aussi une véritable expédition. Et si, par chance, on arrivait au but en plus ou moins de temps, pour regagner son bord c'était après force politesses, force bagarres, et force sinistres cuites, tributs payés à chaque pont traversé.
       Le regard soudain absent de Jean Ray me livra plus qu'il ne voulait bien m'en dire. Il me sembla un instant un instant qu'il était encore là-bas à passer de rambarde en bastingage, comme s'il réaccomplissait, palier par palier, la longue et lente progression de son existence : chaque navire étant comme autant de morceaux de vie ouverts ainsi qu'un livre de souvenirs, peuplé de silhouettes inquiétantes, de sombres passions, de meurtres ignorés. Il ne tirait jamais sur son ennemi, disait-il ; il n'aimait pas cela. Seulement la balle était parfois le prolongement de lui-même.
       Peut-être Jean Ray avait-il trouvé LA FEMME sur un de ces bricks ensomeillés, celle qu'il appelait avec tendresse sa "cathédrale" ; celle dont la présence attentive lui était indispensable pour traverser chaque pont ; celle de qui il se cachait parfois à l'abri des haubans pour boire une gorgée d'alcool ou faire rouler les dés.
       Jean Ray n'avouait-il pas qu'il n'aimait pas les histoires d'amour mais qu'il préférait les vivre ?
       ... Jean Ray se renfonça dans son fauteuil, laissant errer à travers la pièce son regard soudain las et usé d'avoir trop vécu. Je posai encore une question que je croyais toujours la dernière, un peu déconcertante par sa naïveté.
       - Aimez-vous la mer ?
       Et j'entendis cette réponse merveilleuse, teintée d'humour et de vitalité.
       - Non, mais quand on est sur un navire, on ne peut pas en sortir. Il faut bien l'avaler toute cette eau. Ah ! si elle avait été recouverte de macadam je crois bien que j'aurais pris un taxi !

       Et ces jours-ci, c'est la chute du Grand Chêne des Flandres, foudroyé mais non détruit ; couché mais toujours solide et imputrescible pour des siècles : le fût resté témoin et tabou de sa propre grandeur. Et c'est cette lettre de notre ami commun Jacques van Herp que je reçois de Bruxelles :
       Nous avons enterré Jean Ray lundi. Il n'y avait là que sa famille et ses intime amis le Docteur Thiry et Roger d'Exsteyl ainsi que Albert van Hageland et Walter Beckers, plus la rédaction de Marabout, Henri Vernes et moi-même. La fille de Jean Ray tenait à un enterrement intime sans foule, sans presse ni caméras ; elle a eu satisfaction, et un seul photographe était là, celui de Paris-Match, et si discret que nul ne l'a remarqué.
       Nous l'avons enterré sous le soleil, mais l'étrange et l'insolite étaient présents : ce cercueil, d'abord, avec les deux angelots de cuivre ; le curé qui, de dos, ressemblait à Jean Ray, curé aux cheveux gris, à la voix terrible de capitaine corsaire couvrant la tempête, officiant devant le cercueil masqué du voile noir des anciens pirates. Et quand, à l'entrée de l'église, il lut les formules latines, c'était un latin heurté, scandé d'une façon si étrange qu'il semblait lire un rituel magique.
       Jean Ray est mort sans s'en apercevoir, d'une crise cardiaque. Il se portait fort bien ces quinze derniers jours, il avait retrouvé sa voix claire, son dynamisme. Puis jeudi matin, après avoir passé une mauvaise nuit, il s'est effondré comme une loque ; pour se relever, se redresser et tomber enfin, comme si la mort ébréchait sa faux contre ce fil tenace. Il est mort debout, sans s'en rendre compte, lui qui avait si peur de la mort. Il l'avouait ces derniers mois, n'osant s'endormir par crainte de ne pas se réveiller.
       Cette peur, il m'en avait parlé une fois, il y a un an ; la dernière fois que je suis allé chez lui, le 9 juillet 63. Nous en avions longuement discuté, et je l'avais entretenu du
Miroir creux ; je lui avais lu cette phrase où le héros se trouve devant un porche qu'il lui fallait franchir, une ouverture béante, sans couleur, sans éclat qui offensait le jour. Que trouverait-il derrière ? une révélation fulgurante ? "Oui, c'est cela", m'a-t-il dit. Et nous avons fait attention à la fin de ce conte Le bout de la rue que je tiens pour un de ses meilleurs, et où il évoque cette peur devant le mystère de la mort. Mais alors elle n'était effrayante que parce qu'une "route s'ouvrait derrière le voile". Je ne suis pas certain que, maintenant, il n'avait pas peur lui-même. Je n'ai pas insisté en ce domaine, pas plus que lui. Notre conversation était de celles qui se manifestent par phrases traînantes, inachevées, où chacun complète la pensée de l'autre selon ses harmoniques particulières, et où l'on touche des domaines si personnels, ou si inquiétants que la poursuivre est impossible.
       Un grand travail commence : trier et compulser ses manuscrits. Vernes et moi nous avons commencé lundi, à Gand même, notre enquête sur sa vie. Au départ, nous nous disions : n'allons-nous pas au devant d'une déception ? Or ce que nous avons déjà entendu, enregistré, loin de détruire la légende, l'amplifie.



© Claude SEIGNOLLE, reproduit avec son autorisation.



Retour au Cahier critique.