Autobiographie racontée

La biographie qui suit, du fait de Jean Ray, est extraite des Cahiers de l'Herne consacrés à l'auteur (ouvrage présenté dans la bibliographie). En préambule, il convient de citer quelques mots du commentaire qui l'accompagne, signé Jacques Van Herp:

"[...] cette biographie n'est pas un document historique, mais elle révèle un Jean Ray tel qu'il se voulait aux yeux des autres... Et tel sans doute qu'il voulait se voir."

Cette autobiographie, qui couvre la vie de Raymond De Kremer avant qu'il ne devienne auteur et journaliste à plein temps, date de 1963, peu avant sa mort, et fut recueillie sur magnétophone par Henri Vernes et Jacques Van Herp. Le texte est également disponible à la fin de l'édition Marabout de La Cité de l'indicible peur.



" Je suis né à Gand en 87, le 8 juillet, sous le signe du Cancer. Nous habitions une vieille maison bourgeoise, pas très opulente, dans le Ham même, qui était alors l'arrière côté portuaire de Gand. C'était tout près du Bassin du Commerce, où, en ce temps-là, accostaient les cargos semainiers. Depuis les cargos sont partis et les eaux du dock ne portent plus que les péniches de la batelerie.

Mon père naviguait ou avait navigué sur un navire assurant une ligne presque régulière: Gand-Liverpool, Gand-Manchester. Il n'avait guère voyagé au long cours. Peut-être avait-il fait deux, trois voyages? Certainement pas plus. C'était un homme très taciturne, qui repassait régulièrement à la maison, une fois tous les quinze jours. Il a fini gabelou... comme mon cousin ministre...

Ma grand-mère était une femme de couleur, une indienne, mais il n'y a là rien de romanesque. Mon grand-père, charpentier de bord, au temps de la voile, abandonna son navire dans je ne sais quel port d'Amérique. A terre, il tomba malade et fut soigné dans un couvent de soeurs; où il fut recueilli par la suite, faisant son ancien métier, réparant, construisant de petites cabanes, etc.
Or, dans le couvent, travaillait à la boulangerie une petite servante de couleur, de race sioux, recueillie très jeune par les soeurs, et vivant chez elles depuis. Etait-elle de race pure, ou bien métisse ? Ce que je sais, c'est que mon grand-père, qui n'était pas peu porté sur la bonne table, commença par tourner autour des gâteaux, puis eut vite avec la servante des relations très tendres.
Ainsi naquit mon oncle Joris, que je n'ai jamais connu. Mais les bonnes soeurs ne l'entendirent pas ainsi: il fallait réparer et se marier. Ils eurent ainsi deux, trois enfants.
Mon grand-père en eut vite assez et décida de fuir. Il s'embarque, arrive à Anvers, et là trouve sa femme et les enfants qui l'attendaient, les bras ouverts. C'étaient les soeurs qui avaient flairé le vent, et avaient envoyé ma grand-mère rejoindre son mari.

... Fils et petit-fils de marin, j'ai commencé par mener la vie d'un gamin de rue de ce temps-là. Nous n'étions pas riches, ma mère, étant institutrice, était partie toute la journée, et j'ai été élevé par une servante: Elodie, qui m'aimait beaucoup et me rossait deux ou trois fois par jour. C'est l'Elodie de Malpertuis. Elle se maria deux fois, et chaque fois avec un marin, et tous ses fils devinrent marins. Il y en a même qui naviguent encore en ce moment (1963).

A l'école je n'apprenais rien; c'est à Pecq que plus tard on sut me prendre. Je n'écoutais pas, et quand le maître me disait:
"Mais pourquoi ne savez vous rien?" Je répondais: "Parce que je suis trop bête!"
J'avais tout de même un certain orgueil: je n'étais jamais le dernier ! 55ème sur 60, oui, mais le dernier, ça non !

Pour le reste la vie d'un gamin de rues: traîner dans les rues, embêter les voisins, tirer les sonnettes, nager dans les eaux du dock. Je nage comme un rat depuis mes cinq ans. Voilà d'assez belles vertes années.
Je rentrais toujours en retard à la maison, mais par système. Si je rentrais à cinq heures j'avais le temps, avant le coucher, de prendre trois, quatre volées... Tandis qu'en arrivant à neuf heures j'en recevais une bonne, mais une seule.

... J'avais une victime: ma soeur. Comme mes yeux luisaient dans l'ombre comme ceux des fauves, je m'en servais pour lui faire peur, et lui extorquer jusqu'au dernier bonbon et au dernier sou.
... Dès mon enfance j'étais embarqué en plein dans le fantastique, qui ne me répugnait pas et ne m'effrayait pas.
En ce temps là, habitait rue Sainte Catherine une sage-femme, celle-là même qui me mit au monde - Wantje Diemee, la femme d'un charron. Le soir elle s'asseyait sur le seuil, et les voisins, les voisines, venaient l'entendre raconter des histoires. Entre autres de magnifiques histoires de Charles-Quint que Ghelderode (qui avait écrit La légende de Kaizer Karel) fut sur le point de coucher par écrit, peu avant sa mort. Histoires qu'elle avait, sinon inventées, du moins fortement enjolivées, et toujours fantastiques. Loups-garous et sorciers en étaient les personnages les plus courants. Mais elle mettait un nom sur ses personnages. Parfois même ceux des voisins...
Elle contait ainsi jusqu'au soir, avec comme fond cette forge où travaillait son mari.

... J'ai toujours désiré naviguer. Je n'avais pas fait ma première communion, j'avais neuf ans je crois, quand je me trouvais à Londres pour la première fois, avec un ami de mon père. Nous étions arrivés à bord du Sea-Gull, qui faisait un service régulier entre Londres et Gand. Je n'étais pas seul, un de mes camarades m'accompagnait. Au départ ma grand'mère maternelle m'avait bien crié "Verdronk smerlap..." (noie-toi, crapule...), mais je n'y songeais pas. Nous étions partis, pas vingt ans à nous deux, nous promener dans Londres...
Cela m'avait mis en appétit. Et comme je voulais absolument naviguer on me laissa m'embarquer sous le commandement d'un autre ami de mon père, un allemand, Storch, capitaine d'un voilier qui a doublé le cap, le vrai, le Horn. Je suis resté quatorze mois à bord, comme novice, mais aussi comme ami du capitaine. Le matin je travaillais avec les matelots, parfois on m'envoyait dans la mâture. J'avais quinze ans et je sortais du collège.

A mon retour je suis entré à l'Université, après avoir présenté le Jury Central. Mais après deux ans j'ai repris la mer. D'abord- sur l'Astrologer, capitaine Muller, celui qui me révéla Chaucer et les Canterbury Tales. Il avait neuf filles, toutes plus belles les unes que les autres. Mais il n'y en avait pas pour moi...
Muller est mort en mer en 14-18. Je crois qu'il a sauté sur une mine. Ensuite ce fut le Fulmar, un assez beau cargo dont le capitaine Arnolds était pour trois-quarts propriétaire. Mais il aimait avant tout boire et fumer, et il abandonnait le commandement à son second, un hollandais, Magerman. Un "homme maigre" de près de cent kilos !
Le Fulmar était un outsider, ou encore un "tramp", un de ces navires sans destination régulière, qui naviguent au hasard des ports et des cargaisons, toujours prêts à enlever un frêt quelconque. Et dans les mers du Sud il faisait la contrebande comme tout le monde.
Nous faisions les mers de Chine, les mers du Sud, le Carpentarie aussi où nous faisions la nacre. Ce qui était alors interdit. Nous travaillions pour les Japonais. Nous faisions le troc avec les indigènes, ou nous enlevions les dépôts que nous rencontrions, parfois nous achetions; à petit prix. Nous avons même chargé des animaux, des fauves, à partir de Singapour. Mais pour de petits trajets, pas jusqu'en Europe.
C'est à cette époque que je fus surnommé "Tiger-Jack" pour ma façon de me bagarrer. il fallait se bagarrer à bord du Fulrnar. J'étais second officier "tweede stuurman", et notre équipage était plutôt interlope. Pendant la guerre je n'ai pas navigué, je l'ai passée à Gand. A la paix le Fulmar a encore entrepris un ou deux trips, puis on l'a démoli à Greenhock.
Alors a commencé la période de la Rum-Row.

C'est tout une histoire. Vers les années 20-22 j'ai été contacté par un Allemand. Il armait un navire qui devait appareiller des Calways. Mais il manquait de capitaux. Alors avec deux, trois amis marins, et deux, trois très bons matelots allemands, des anciens des U-booten, nous avons décidé de reprendre l'affaire, mais à notre compte cette fois.
Le navire fut réarmé, et nous avons vraiment eu de la chance et une bonne cargaison. Cela n'a vraiment pas mal marché. Nous avons continué, avec deux navires, l'Arctic et le Polar, alternativement en service, pendant deux, trois ans.
... Une fois arrivé sur la Rum-Row on se mettait en panne, à la limite des eaux territoriales. Les garde-côtes américains vous repéraient, vous surveillaient, mais ils n'avaient pas le droit de vous aborder. Enfin, ils n'avaient pas le droit... Ils le faisaient parfois, quand le navire n'était pas capable de montrer les dents. Mais ils ne se sont jamais frottés aux nôtres.

On profitait parfois du brouillard, ou d'un mauvais temps, ou d'un manque de surveillance, pour filer vers la côte, aborder dans des endroits connus et décharger. Ou bien, mais alors cela rapportait moins, les bootleggers vous accostaient avec leurs vedettes et achetaient à bord. Il fallait faire attention, car ces gens-là n'aimaient pas payer. Seulement leurs vedettes étaient pour la plupart d'anciens chasseurs de sous-marins, en bois. Un obus de 22 dans de la tôle ça ne fait qu'un trou, mais il n'en faut pas beaucoup pour faire voler en morceaux une coque de bois. Aussi avec des canons-revolvers à bord vous n'aviez jamais affaire à des Racketters.
Il y avait encore sur la Rum-Row des bars flottants, ancrés en dehors des eaux territoriales, et où les Yankees venaient s'enivrer. Comme celui que je présente dans La danse de Salomé... Il était tel que je le décris, et il s'appelait le Mermaid...
... C'est de cette époque que datent mes cicatrices. Ce qu'on se battait ! Ce sont des traces de balles en pleine poitrine ! Dans le dos c'est de la légende ! On ne m'a jamais frappé dans le dos, moi !

Après la Rum-Row ce furent les Antilles. Plus ou moins à mon propre compte avec deux goélettes munies de forts moteurs auxiliaires. Mais ce fut plutôt une période noire - ça ne donnait pas. Car dans les Antilles il fallait franchement se réfugier tout le temps avec tous ces patrouilleurs anglais pour vous embêter. Et les Anglais ce n'est pas comme les Américains, ce sont de vrais marins ! Tout ce qui était possible c'était de charger des passagers clandestins pour la Nouvelle-Orléans. Mais cela ne rapportait pas beaucoup. Une ou deux fois, occasionnellement faire le rhum. Mais il ne donnait pas. Le whisky oui.

Cela nous mène à 24-25 et j'ai cessé. Les goélettes se sont perdues à peu de temps d'intervalle. En 1925 je gagne Rotterdam, et c'est l'époque des Contes du Whisky.
J'avais cessé de voyager, mais je m'y suis remis vers 32, quand j'ai fait l'Islande et la Faer-Oer, moitié marin, moitié reporter. J'en ai ramené un reportage: "La Moisson de l'abîme" sur les pêcheries. Mais il fut signé John Flanders. J'ai écrit en mer Le Psautier de Mayence et La Ruelle ténébreuse à Hambourg... Après encore quelques petits trips, jusqu'à Barcelone par exemple... Mais plus de contrebande - il n'y avait plus rien à faire. Il valait mieux livrer tout bonnement du poisson séché.
Alors, je me suis un tout petit peu assagi.

Oui, j'atténue la légende. Il y a des choses que je ne dis plus, il y en a que je tais... pas parce que j'en ai honte, mais parce qu'elles sont un peu trop effrayantes...
La légende est un peu fausse, mais moins qu'on ne le croit... Maintenant que le diable se fait ermite il veut oublier son passé. Je préfère oublier certaines choses. "